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Le blog de Narcipat

Sites de rencontres, 2 : le blocage

31 Janvier 2011 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Théorie plus perso

     Cette divergence d’objectifs est sans doute une première clef de mes réticences. Tout surpris hier, en vadrouillant dans une galerie de prenez-moi, de trouver la plupart des visages fort agréables à regarder, et de donner tout au plus trente ans à des femmes qui en avouaient jusqu’à cinquante-cinq! Mais il est hors de question que je mette ainsi ma binette en vitrine : il y a pire, bien pire, dirais-je, mais je refuse tout de même d’être ma gueule, de m’assimiler à ce que je tiens pour mon handicap majeur; et d’autre part, de m’afficher demandeur dans le voisinage : la solitude est fort supportable quand on s’imagine que les autres la croient voulue; sue mendiante, elle me rongerait la chair comme la tunique de Nessus; et que tout le monde s’en foute ne répond à rien. Mais c’est le plus futile paramètre de l’empêchement, et quand j’écris “hors de question”, j’oublie que j’ai déjà sauté cet obstacle par le passé (deux filles m’ont écrit pour me demander si mon look était un gag – non que je leur parusse outrageusement laid, mais j’avais les cheveux longs, et, ne souriant pas, paraissais féroce) et n’en suis pas mort : ce qui me paralyse surtout, c’est de constater à quel point ma quête viendrait là comme le Moïse de Michel-Ange dans une exposition de bidets : je ne la crois pas atypique, restant persuadé que la plupart recherchent dans l’âme-sœur un tuteur de leur estime-de-soi, un support, une contenance; mais ce n’est pas ce qu’ils disent, et leurs sports-sorties-voyages-petits-restaus-sans-prise-de-tête m’inspirent un irrépressible écœurement, du fait d’abord du panurgisme des vœux et des termes, et ensuite de leur futilité : on dirait que ce beau monde cherche des partenaires pour s’empêcher mutuellement de réfléchir, et que “dévorer la vie à belles dents”, comme ils disent, implique une fuite sans fin devant ce qu’on est : je relève de récurrents “allô maman bobo s’abstenir”, alors que c’est une “allô maman bobo” que je chercherais préférentiellement, à qui mon soutien et mes analyses pourraient être utiles, et qui m’en saurait gré; nombreux ceux qui protestent que la vie les satisfait telle quelle, qu’ils n’aspirent qu’à un supplément (sous-entendu : pas de panique! je ne m’incrusterai pas!); et, natürlich, la seconde couche est toujours un “plus si affinités”, les mecs voulant coucher à tout prix, et les nanas se faire désirer d’abord. Ajoutons que là-dessous le fric affleure, et que cette considération fait peser sur mon dégoût un soupçon de mauvais aloi : cinquante ans de mutations n’ont guère changé ceci, que ce sont les mâles qui casquent, et je n’ai pas les moyens, avec à peine de quoi vivre (quoiqu’augmenté de 3,9% en ce janvier!) de payer deux ou trois Pléiades pour chaque rencontre, et quelques papotages écervelés.

     Passerait encore : en épluchant les annonces, je finirais sans doute par en trouver à ma convenance, et même sinon, je pourrais toujours punaiser la mienne. Les mobiles majeurs de l’inhibition me paraissent ailleurs : dans l’effroi causé par la contingence, d’abord, et surtout par la concurrence. Devant ces milliers de visages, de profils, l’illusion de faire le bon choix exigerait une croyance au Destin ou à la Providence que je suis hors d’état de restaurer. Quand vous nouez des relations avec votre voisine de palier, eh bien, c’est votre voisine, elle l’est certes par hasard, mais la proximité est un critère qui dissipe les affres de la contingence : plus loin, il y a mieux, sans doute, mais vous n’avez pas vraiment choisi, et votre illusion d’infaillibilité n’est pas entamée. Alors que face à toutes ces nanas, je suis comme à la FNAC au rayon appareils photo : quasiment certain de découvrir au lendemain de l’emplette que je me suis fait fourguer un laissé-pour-compte, ou du moins pas le meilleur rapport qualité/prix. Cette illusion s’est quand même vachement érodée depuis mon enfance, et même Hélène, ma Seule, n’ai-je pas toujours su qu’elle était la première venue, à ceci près qu’elle était nimbée de cette qualité suprême : de vouloir de moi? Pour raison de circonstance, il est vrai, et qu’elle a, auparavant et ensuite, voulu de bien d’autres, sinon de tous. Au fond, le voilà, le verrou des verrous : mon Self Grandiose ne tolère pas la compétition. Mes qualités sont censées m’en extraire : ou tu les perçois, et les autres n’existent pas; ou je rentre dans le rang, et dès lors, je me tiens pour battu d’avance : pas de milieu. L’idée qu’on puisse hésiter entre un autre et moi, en voir un autre que moi, et que nous soyons du même ordre, me révulse : immédiatement, je lâche prise, pour me réfugier ailleurs, un ailleurs qui inclut la dévalorisation des rivaux et de la juge. L’idée de lutter contre Tartempion pour la conquête de faveurs, ou pour rafistoler mon ménage, m’horrifie et m’épouvante : un accroc à la Relation Duelle ne se répare pas. En réalité, c’est un peu plus compliqué, puisqu’un coup de canif dans le contrat est aussi source d’excitation sexuelle nonpareille. Mais quand de contrat n’y a pas encore, il m’est insupportable de poser ma candidature, et qu’on puisse balancer entre mézigue et un pékin lambda, ou nous prendre tous deux à l’essai. Dès lors qu’on me donne droit à l’existence, c’est à la première place, ou à toute la place, que je prétends.

     On est donc ramené au ratage de la triangulation et au refus d’assumer le péril de l’altérité, qui se retrouve dans le choix de mes images-à-bander, puisque je les puise toutes dans des sites lesbiens, et que la seule apparition d’un gode suffit à me faire lâcher prise. On peut dénoncer là aussi bien une outrecuidance insensée qu’une totale dépréciation de soi, puisque je ne me donne des chances que si je suis seul en lice, sur une île déserte, ou si les critères de sélection sont de nature à éliminer tous les autres candidats. Or ces sites, qui nous débitent dix hommes (souvent jeunes et beaux) pour une femme, sont aux antipodes de Clipperton, et quant aux critères, je les ai évoqués plus haut : c’est plutôt moi qu’ils élimineraient en tout premier. Il faudrait donc me résigner à être le pis-aller d’un pis-aller. On peut lire ainsi, il est vrai, toute liaison, ou presque : le grand art est d’enluminer cela de Verbe, ou/et de sacraliser le Je-ne-sais-quoi. Mais je serais plutôt doué pour l’exercice inverse.

     Rien à faire : c’est une authentique chair de poule doublée de nausée que soulèvent ces “respect mutuel”, ces “feeling très important”, ces “original et atypique”, ces “je n’aime que le meilleur… toi aussi?” dans la mesure où a priori je les ai classés quelconques, et où, leur prêtant d’avance tous les succès que je n’obtiendrai pas, je vomis préventivement celles qui les auront élus. Alors quoi? Définir un jardinet plus étroit? Partir à la chasse aux artistes, aux écrivaines, aux “lectures et corrections mutuelles”? En réalité, si je balaie du regard les quinze dernières années, les prétentions littéraires, soit les siennes (parce qu’elle n’écrivait que des platitudes ignares), soit les miennes (parce qu’elle avait peu d’appétit à me lire, et ne distinguait pas mes textes du catalogue de la Redoute) ont plutôt servi d’écueil que de socle à une liaison. Me spécialiser dans les déséquilibrées? Celles qui se sentent incomprises, et ont besoin de se raconter? Elles ont surtout besoin du pur et simple aval de ce qu’elles dégoisent d’elles-mêmes, et me raseraient vite, à force de ne pas m’écouter… C’est tragique, et d’un tragique parfaitement banal : il n’y a rien à faire. Il me semble cependant demander si peu : un rien d’attention, de confiance, de compréhension. Oui, mais privilégiées, voire exclusives. Oui, mais ce rien ne serait qu’un début, et l’exigence ne cesserait de croître…

     Hélas, mes tribulations vicinales l’ont confirmé : rien ne compte que l’amour, même bas-de-gamme, la fermeture de l’œuf est un leurre, pour un type comme moi, qui n’existe pas, et ne puise de joie vive que dans l’aval d’autrui. Une belle page n’est qu’un moyen de l’obtenir, et, depuis que j’en désespère, non seulement je n’écris plus de belles pages, mais je saisis tous les jours à neuf, avec une angoisse croissante, que je n’en ai jamais écrit, que les meilleures étaient médiocres, exsangues, que ça n’a aucun sens d’écrire au lieu de vivre, puisque seul le vécu mérite d’être écrit. Même l’histoire de cette chimère ne m’intéresse plus : j’y sens trop le moyen sournois de restaurer le privilège accordé à l’ego en réaction contre le rejet. La seule solution digne de ce nom serait la mort : simple mise en conformité, puisque je n’ai à peu près jamais vécu. Mais elle m’emplit d’une épouvante… animale? Ce n’est pas le mot : il me semble que la solitude est largement responsable de l’horreur du néant, et que si mon existence avait un support, interne ou externe, je pousserais les portes noires avec équanimité… Mais alors, les pousser ne s’imposerait plus.

     Halte au misérabilisme! Je n’y ai pas droit. J’ai de quoi bouffer, me chauffer, vivre à ne rien foutre, acheter tous les livres et tous les disques dont j’ai envie, et de temps en temps survient encore une découverte merveilleuse (hier, la Passion de Gretchaninov, avant-hier An Irish Symphony d’Hamilton Harty : le catalogue Chandos est une mine presque inexplorée), en admettant qu’il y ait du “merveilleux” pour une étoffe aussi mince que la mienne : le malheur, c’est que tout cela compte si peu, au regard de ma valeur, laquelle ne s’est jamais si mal portée. Seigneur! Ces tartines de journal de Pour en finir avec l’amour! Personne ne les lit, me diras-tu; soit; mais comme soulagement, c’est un peu léger, et je me demande si je vais aller au bout de cette pénitence. Le plaisant, et que j’occulte ici, du moins jusqu’à cette minute, c’est que l’espoir s’accroche que tout cela vaille quelque chose, en tant que “document”, que matériel clinique, voire qu’échantillon d’aberration ordinaire. En fait, je vois clairement la lutte acharnée que se livrent, d’une part le constat de merderie ou de médiocrité indépassable, et de l’autre, la croyance obstinée, vitale, que puisque c’est de moi, c’est nécessairement extraordinaire, et que même si c’est nul, je le transcende en le constatant, donc me rouvre ainsi la voie des cimes. À soixante berges! Pas exactement l’âge des juvenilia! Mais je ne saurais m’empêcher de trouver quelque grandeur à ce que la vie n’eût pas encore commencé, si seulement je ne me sentais envahi par la conviction grandissante qu’elle ne commencera jamais, et que le mieux que je puisse faire est de meubler de laps qui me sépare du trépas. Nous nous sommes un peu éloignés de la quête de l’âme-sœur? Mais non, pas tant, au contraire on y patauge.

     L’autre solution, ce serait de perdre complètement la boule. Trop mesquin pour ça? Ce serait à mon insu, de toute façon. Chose faite, peut-être, depuis longtemps…

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