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Le blog de Narcipat

Eiji Yoshikawa

12 Avril 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Diarrhy (2005-2006)

 

    "Le Japon n'a pour ainsi dire rien inventé. Il a simplifié", et toi, là, tu l'imites, Dukon-san! Mais un style est né de cette simplification, d'une forme de perfection dans la simplicité, et il faut bien convenir qu'entre l'épure d'un kimono japonais et un kimono chinois surchargé de dragons criards, les gens de goût que nous nous flattons d'être n'hésitent pas. Parfois me saisit le soupçon d'un vaste bidonnage, en présence des arabesques des jardins zen, ou de ces haïkaï [1] qui contiennent exactement ce que le lecteur veut bien y mettre, et rien de plus, ou du kendo, l'escrime japonaise : une demi-heure de guet, tous muscles tendus et sens en alerte maximale, un engagement d'un quart de seconde, où l'on ne voit que du bleu; seulement "le bon" est intact, et le mauvais en pièces détachées. Dans La pierre et le sabre d'Eiji Yoshikawa, Yoshioka Dendjichiro, opposé au héros Miyamoto Musashi, s'avise qu'il a eu tort d'adopter la garde basse; seulement s'il passe à la haute, le temps d'un clin ses bras, son sabre, lui boucheront la vue, et l'adversaire en profitera pour le tuer… Un peu trop beau pour qu'on ne s'efforce pas d'y croire, au moins le temps de la lecture… D'ailleurs, un deuxième épéiste attaque Musashi par derrière, et ce n'est pas un problème d'expédier les deux au pays des ancêtres quasi-simultanément : au Japon le nombre ne fait rien à l'affaire. Comment s'appelait ce film où Toshiro Mifune allongeait, en un impressionnant ballet, cent [2] ennemis préposés à la garde de ses petits potes qui s'étaient laissé surprendre et ligoter? Après quoi, pas fatigué, il leur flanquait une claque en les morigénant : « Vous m'avez obligé à les tuer! » En revanche il prenait au sérieux son duel final avec le seul Murato (?) : qu'est-ce que cent chats auprès d'un tigre? Qu'est-ce que mille pékins auprès d'un diplômé? Dans Les sept samouraï, le seul qui ait volé le diplôme ne saurait que tomber dans le piège du guet-apens-test, et se prendre un bon coup de gourdin sur la calebasse…

    Eiji Yoshikawa est moins formaliste : son Musashi est un outsider que n'avalise aucune école, il poursuit seul, avec l'aide acerbe et distante du moine Takuan, l'apprentissage du "sabre de l'esprit" qui sera, à l'issue du second (gros) volume (La parfaite lumière), victorieusement opposé au "sabre de la force et de l'adresse" de Sasaki Kojiro. Cette mystique m'est inaccessible, et le charme du livre, pour moi, provient précisément de la distance, et notamment de tous ces traits d'économie de moyens qui prêtent au doute et "font très japonais" pour le plouc que je suis : une avant-garde quelconque devrait s'emparer de la scène où quelques habitués du quartier réservé s'emploient à déchiffrer une feuille vierge qu'on vient de leur apporter en guise de message : pour le coup, le "degré zéro de l'écriture"! : « Il tendit le papier à Koetsu en lui demandant : – … Qu'en pensez-vous? – Je crois qu'il veut que nous le lisions. – Lire une feuille de papier blanc? – Je croirais volontiers que cela peut s'interpréter d'une façon quelconque. – Vraiment? Qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire? » Ils s'y attellent, et le résultat ("La neige… la neige couvrant tout…") n'est pas à la hauteur de mes espérances : cent autres interprétations ricanent à l'arrière-crâne. Mais l'entreprise garde sa saveur spéciale.

    L'économie de moyens affecte surtout l'usage de la violence : les passages m'enchantent, où le preux INDIQUE discrètement son potentiel pour n'avoir pas à l'utiliser : des marchands de chevaux cherchent querelle à Musashi qui leur a envoyé dire de faire moins de bruit; et puis ils baissent le ton, se retirent de la chambre sur la pointe des pieds, et déménagent incontinent. Le samouraï n'a pas pipé, il est resté assis, à enlever des points noirs de son bol de nouilles avec ses baguettes; seulement les rustres, en regardant de plus près, se sont avisés que ces points-là étaient des mouches vivantes! Essayez, vous m'en direz des nouvelles. Autre scène, plus subtile : quelques membres de l'école Yoshioka viennent défier le vieux Yagyu : il leur fait dire qu'il ne peut les recevoir, et leur envoie une pivoine : « Que veut-il qu'on en fasse? » Ils la jettent. Musashi la ramasse, et examine l'entaille : la tige a été tranchée au sabre, manifestement par un maître qui le dépasse! et les nuls qui n'ont pas compris la réponse ne méritaient pas qu'on leur accordât un combat.

    Dans l'histoire d'un samouraï, la violence effective est évidemment omniprésente : plaies, bosses, cadavres, amputations; mais elle est comme aseptisée par la politesse. Quand deux hommes d'épée (ou de bâton) décident d'en découdre, ils commencent par se saluer et se présenter protocolairement : « Ma famille descend de Hirata Shogen, dont la maison était une branche des Hakamatsu de Harima. Je suis le fils unique de Shimmen Munisai, lequel vivait au village de Miyamoto, dans le Mimasaka. L'on m'a donné le nom de Miyamoto Musashi. Je n'ai pas de parents proches, et j'ai consacré ma vie à la Voie du Sabre. Si je devais tomber sous votre bâton, inutile de vous soucier de mes restes. » Après quoi, steak haché, comme dans ta banlieue. Mais j'avoue mon faible pour cette courtoisie extrême-orientale qui n'entretient pourtant que des rapports très éloignés avec ma copine la sincérité : « L’inepte mandarin qui vous parle est dépourvu de tout talent, mais il a eu la chance de rencontrer d'éminents penseurs, et »… Soyons juste, et ne mélangeons pas les siècles : notre pays a connu, lui aussi, le règne de la politesse [3], et Stupeur et tremblements offre sans doute une peinture plus fidèle du Japon de notre temps que l'œuvre de Yoshikawa.

 

dimanche 6 novembre 2005

 

[1] J’élimine ici un pluriel à la noix, bêtement issu d’une affirmation péremptoire et invérifiée.

 

[2] Le film s’appelait Sanjuro; impossible de retrouver trace de la version française que j’ai dû voir vers 70, et qui mentionnait peut-être, à tort ou à raison, ce nombre de cent, absent des sous-titres, selon mon frangin, grand connaisseur de Kurosawa.

 

[3] Voir cette scène des Mémoires de Casanova, Vol. 3, chap. VII, p. 557 du 1er tome en Bouquins), où un compagnon de voyage apprend au Vénitien que « Non n’est pas un mot français. Dites pardon, cela revient au même, et ne choque pas. Non est un démenti. Laissez-le, Monsieur, ou préparez-vous à Paris à mettre l’épée à la main à tout bout de champ. »

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