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Le blog de Narcipat

Le sport, opium du peuple

14 Avril 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Diarrhy (2005-2006)

    « Les horaires d'E.P.S. sont insuffisants; il y a déséquilibre entre la formation du corps et celle de l’esprit »… Combien de fois revient cette antienne au cours de l'office quotidien! Mais y souscrire, c'est présupposer l'égalité des deux parties, du corps et de l'esprit. Or, qu'est la vélocité d'un homme, comparée à celle d'un guépard, quel haltérophile égalera jamais les “performances” d'un éléphant, quel boxeur tiendra un round face à un ours de taille moyenne? Le corps est ce qui ravale l'homme à un rang très inférieur à celui de l'animal; c'est l'esprit qui, par sa domestication de l'énergie, a su déplacer des poids dont nul éléphant ne saurait rêver, atteindre des vitesses inconnues parmi les vivants. Que les Grecs, les Romains pratiquassent un “équilibre” éducatif, rien de plus naturel : c'est initialement à la guerre qu'ils s'entraînaient, et il fallait alors y payer de son corps : entraînement caduc bien avant l'ère de la bombe : la force physique ne sert actuellement plus à rien.

    « Mais la santé? » ahanera-t-on entre deux pouff pouff d'un jogging matinal. Trop ignare pour savoir si cette équation sport = santé est prouvée quelque part chiffres en mains (sur quelles observations se fonderait-on? Quels paramètres ne risque-t-on pas d'oublier? Le sportif boit, mange, fume moins qu'un autre : n'est-ce pas l'essentiel du secret de sa prétendue santé?), il me semble en tout cas que cet avantage hypothétique est plus que compensé par le nombre considérable d'accidents divers que suscite la pratique d'un sport : gouffre de la Sécu contre lequel personne ne proteste! Il paraîtrait normal à d'aucuns que les fumeurs prennent entièrement à leur charge le cancer qu'ils ont “bien voulu” se fabriquer, mais les milliers de skieurs qui tous les ans vont gaillardement se casser un os, le manque à gagner créé par leurs arrêts de travail, ne semblent pas provoquer l'indignation des gens qui ont choisi des passe-temps moins dangereux. Et bien des sports sont nettement plus suicidaires! Si l'on prétend que c'est là que réside leur charme, il faudra réhabiliter la roulette russe.

    Cet effort, cette “ascèse” inutile et dangereuse, me frappe surtout sa profonde niaiserie; car si le sport d'équipe contribue peut-être à développer des qualités humaines (sens de la solidarité, oui, mais entre les membres de l'équipe, tout au plus!) que d'autres disciplines (mieux comprises, moins axées sur l'émulation individuelle) pourraient promouvoir aussi bien, nul ne soutiendra qu'il y ait besoin d'intelligence pour bien jouer au foot : l'essentiel de la tactique et de la stratégie en ce domaine demande au plus une demi-journée d'apprentissage; le reste est affaire d'habileté physique. Toutes les heures consacrées au sport sont des heures où la tête ne travaille pas; et quel que soit l'effort consenti, ce sont des heures d'abandon. Oui, vous êtes crevé à la fin de l'épreuve; mais il est plus facile d'aller au bout de sa résistance physique que de se contraindre au moindre effort de raisonnement ou d'imagination. Combien de lycéens préféreraient assurer une note par 150 pompes à essayer de comprendre un exercice nouveau! Ce n'est pas par hasard que les activités de clubs exigeant un effort cérébral voient tous les ans la participation chuter en catastrophe, alors que les activités sportives font le plein : l'effort physique est tracé d'avance et ne laisse jamais l'homme face à sa liberté. Certes on peut soutenir que toute activité humaine a pour objectif de nous préserver de cette confrontation, et l'on épuiserait là-dessus “un plein stylo de pensées profondes”, mais du moins l'activité intellectuelle prend-elle le taureau par les cornes, alors que l'activité sportive n'est qu'oubli, abrutissement.

    Si la pratique d'un sport est opium, que dire de la simple contemplation? De ces “sportifs” étagés sur des gradins ou étalés sur un divan, se bourrant de cacahuètes devant la retransmission des matches de la coupe du monde? Non seulement ils ne pensent pas, mais leurs muscles ne travaillent pas non plus! L'homme peut-il descendre plus bas? Dans le sommeil, au moins, il rêve.

    C'est pourtant là une occupation si ordinaire que l'être qui ignore les résultats sportifs de “son pays” (comme si l'on pouvait réduire la France à 11 paires de mollets!) passe facilement pour anormal. Le sport, cette occupation inutile, dangereuse, bête et bêtifiante, trône au milieu des “informations” les plus importantes, et un bout de cuir poussé entre deux montants pourra éclipser les épisodes les plus meurtriers d'une guerre ou le miracle de la multiplication des impôts. Opération des plus favorable aux pouvoirs de tous ordres, et nul besoin n'est de faire remarquer que dans les pays les plus subjugués politiquement la “liberté sportive” ne laisse pas d'être absolument respectée! Pendant qu'on “supportera” les verts, les rouges ou les marrons, on ne fera pas de politique, on ne s'occupera pas du bien-être réel du citoyen. En ce sens, notre formule, calquée sur celle de Marx, peut paraître subversive : de même que la religion a pu encourager la passivité de peuples démunis et humiliés (« ne vous révoltez pas, tout vous sera rendu au centuple »), le sport, en détournant sur ses futilités l'attention des gouvernés, a pu, peut et pourra leur éviter le dur effort de songer à… autre chose.

 

7 novembre 2005

 

    Glose

 

    Ce texte de jeunesse, refusé jadis par un journal de lycée (le Pro : « Mais c'est à un culte religieux que vous vous en prenez! » [1]), bien qu'il fût expressément écrit pour la rubrique "Provocation", je me suis amusé à en demander la réfutation et le commentaire à quelques classes de Première, dont une de sportifs, qui me blairait jusque là. Il ne me paraissait pas excessivement difficile de combattre mes arguments d'adolescent malingre et aigri (je l'avais signé “un chétif masqué”), ne serait-ce qu'en faisant valoir les droits du bon plaisir contre l'utilité et l'intelligence : ce qui procure du bonheur n'a pas à s'avérer autrement “utile”, et l'on peut tenir l'intelligence même pour nocive, si elle ne débouche pas sur un mieux-être. Hélas, je n'ai jamais obtenu, en guise de réponses, écrites ou hurlées, que des vociférations haineuses, qui semblent attester que le raisonnement paraissait à mes jeunes aficionados du foot ou du ski bien plus imparable qu'à moi : de sorte qu'on peut s'interroger sur mes raisons de renouveler l'expérience. Le mobile avoué et affiché, c'était d'intéresser : de parler aux élèves de leur vécu réel, de les pousser dans leurs retranchements. On peut brancher l'usine sur la haine, non sur l'ennui. Si les paquets de copies déversent des kilomètres de platitudes niaises, c'est primo que le sujet est imposé, secundo qu'il est mal choisi, parce que l'apprenant se fiche de la question posée comme de sa première barboteuse : à des gosses qui ont des expériences sexuelles de plus en plus précoces, et ne mettent jamais spontanément les pieds dans un musée, on s'entêtait à donner des devoirs sur les musées, et jamais sur l'amour. À présent [2] c’est pire encore, puisque tout ce qui n'est pas “genre littéraire” (dont nul n'a rien à foutre, sauf quelques spécialistes) est banni du cercle des réflexions permises : quand Rousseau raconte qu'il se masturbe (“ce dangereux supplément qui trompe la nature”…) on est censé s'interroger sur ce que “ça apporte à l’autobiographie” : très motivant, vous en conviendrez! Mais ne déflorons pas le sujet, nous n'en avons pas tant en réserve, à ce rythme nous ne tiendrions pas jusqu'aux froids, surtout qu'ils ont l'air de vouloir tarder! Recollons : intéresser, donc, et là on peut dire que j'ai réussi. Mais réussi à quoi? À chauffer l'adrénaline et à me faire des ennemis, d'autant plus violents qu'ils sentaient davantage les insuffisances de leur logos. Quand je lance que le sport affame indirectement le Tiers-Monde, en brûlant pour rien des calories qui manquent aux démunis, je ne compte pas un quart d'instant, ça va de soi, que l'auditeur renonce à son hobby, je m'emploie simplement à culpabiliser le pauvre bougre, comme faisait jadis feu Dumont, quand il comparait (dans L'utopie ou la mort!) les chiens et chats replets d'Occident aux enfants squelettiques d'Afrique et d'Asie. On SAIT qu'il n'y a rien à répliquer, et qu'"appeler au dialogue", au moins dans ce cas, c'est de la poudre aux yeux. Bien possible, après tout, que je sois “méchant”, comme quelques bouches féminines me l'ont dit et répété…

    Ce qui m'agace, vous l'avez bien compris, ce n'est pas la pratique d'un sport : j'aime pour ma part la rando, l'escrime et l'escalade, et les pratiquerais encore, n'était une tendinite tenace au coude (consécutive à un très vieux coup de sabre) et un “mal de Morton” au pied droit. Regarder un match, hors de question, mais ce n'est pas une raison pour l'interdire aux autres, loin de là : quel plaisir d'arpenter des rues vidées de leurs mâles par une bonne coupe du monde! Il est vrai que les nanas s'y mettent aussi : j'étais à Cayenne lors de la finale France-Brésil, et il m'a semblé évoluer dans une ville-fantôme… une heure et demie, mi-temps déduite. Après quoi, le sabbat! Et tous les drapeaux brésiliens disparus comme par enchantement… Ce n'est pas l'engouement grégaire qui me dérange, au contraire : les collines sont désertes quand tout le monde s'agglutine autour des plans d'eau. Mais la sacralisation ne passe pas. La phraséologie de l'ascèse, du dépassement de soi, de la “grand’messe œcuménique” des J.O. Comme écrivait Giono dans les années soixante, « Quand Jazy court, en France, en Belgique, en Suède, en U.R.S.S., où vous voudrez, n'importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas? S'il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas? Mais qu'on n'en fasse pas une église, car qu'est-ce que c'est? C'est un homme qui court; et qu'est-ce que ça prouve? Absolument rien. »

 

8 novembre 2005

 

[1] Authentique, à ceci près que ma “jeunesse”, c’était la trentaine.

 

[2] Un “à présent” de 2005, voire de quelques années plus tôt.

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