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Le blog de Narcipat

Mes décès favoris

24 Février 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Diarrhy (2005-2006)

    Prof débutant, je me fis jadis une historiette plaisante avec les collègues installés, en racontant à mes sixièmes (Seigneur! Qu'ils étaient éveillés!… comparativement. Quel métier merveilleux il y a seulement 25 ans! – C'est que t'étais jeune, eh, con!) comment avaient défuncté Descartes et Tycho Brahé. À ce dernier la palme de la sottise extrême, puisqu'invité à la table de l'empereur d'Autriche et pris d'une furieuse envie de pisser, il n'avait osé sortir, et mourut – d'éclatement de la vessie, enseignais-je, plus soucieux d'effet que d'exactitude, mais plus probablement d'une crise d’urémie [1]. Quant à Descartes, on sait que ce brave homme avait coutume de dormir énormément : le tour du cadran, pas moins (et du coup Gide, insomniaque au long cours, se dit moins épaté par le Discours de la méthode). Or voilà qu'il est invité en Suède par la reine Christine, laquelle a un emploi du temps chargé, et exige de prendre ses leçons de philo à une heure impossible, cinq du mat', je crois (I speak under correction) : imaginez, à Stockholm, au fort de l'hiver, ce fan des poêles hollandais! Mais j'insistais moins sur les frimas que sur le manque de sommeil, non sans dessein sans doute d'emmerder le monde : expli ou implicite, en tout cas, les élèves captèrent fort bien l'utilité de ces deux figures emblématiques, et surent les mettre en avant chaque fois qu'ils piquaient un roupillon en classe, ou demandaient pipi et se le voyaient refuser. Il manquait à leur panoplie un décès pour rétention de bavardages, que même à ce jour mes lectures ne sauraient leur procurer – mais ils n'en ont plus besoin, puisqu'ils ont désormais tous les droits. Pas à s'étonner en tout cas que les collègues eussent pris en grippe le philosophe, l'astronome, et surtout le connard qui les avait évoqués hors-programme. Friction bénigne, j'ai connu pire, des dénonciations aux crevaisons de pneumatiques!

    Naturellement, ni ces trépas ni celui d'Albert Londres, qui périt de ne pas savoir nager, ni même celui du cher Félix Faure ou du cardinal Daniélou, dont Mitterrand était jaloux, ne constituent des modèles : si j'en cherchais, d'ailleurs inimitables (par moi, du moins), ce serait plutôt chez les suicidés : on n'en revient pas de l'ingéniosité manifestée en ces matières par des gens qui n'avaient guère brillé de leur vivant, depuis le bricolo qui se fore le crâne à la perceuse jusqu'à celui qui s'est fabriqué une guillotine artisanale, ou une chaise électrique, en passant par ceux qui entrent dans la cage aux lions (une spécialité portugaise, ou ibérique, dirait-on), par le chapelier qui avale son chapeau, le gros fumeur qui allume en guise de cigare une cartouche de dynamite, ou – plus à ma portée, celui-là – le "négociant qui s'est laissé mourir de faim", dont le journal manuscrit, cité par Brierre de Boismont et utilisé par Flaubert pour le "défilé de la Hache" de Salammbô, se trouve encore, je crois, à la bibli de la Fac de médecine. Un petit joueur au regard de quelques autres! Sensation en 69 lorsqu'à 25000 mètres un spationaute arrache son masque à oxygène! Ébullition du sang, éclatement immédiat. Et si j'en ai pas mal cauchemardé ensuite, je ne crois pas avoir rêvé, initialement, le bougre qui s'étala dans les années soixante à la une de France-soir, et avait expérimenté sur lui-même, avec plein succès, une machine à s'enterrer vif! [2] Brrr. Rien que de penser à ces cercueils griffés de l'intérieur, à ces bras à demi-dévorés, aux noceurs de combat qui se réveillent à la morgue, aux milliers de testaments qui commencent par : "Surtout, qu'on vérifie bien!" On les comprend… Un Croate m'a dit un jour que c'était la coutume dans son village de percer le cœur des cadavres, pour qu'ils ne reviennent pas nous jouer : "Coucou! Je m'appelle Vampire." Sotte crainte certes, mais sage précaution.…

    Cet "art de la performance" qui n'excite en moi que gouaille et agacement quand il propose des momeries débiles à notre admiration (il est vrai que le lascar qui pisse dans un urinoir "ready-made" me paraît bien aussi "hartiste" façon France-Cul que Duchamp qui l'a signé) gagnerait en sérieux à prendre un peu plus de risques : à considérer, comme De Quincey, "l'assassinat comme un des beaux-arts", avec vingt ans de taule à la clef, ou à intégrer carrément le "suicid'art", auquel seuls les médiocres-par-système pourraient refuser leur coup de chapeau : enfin un artiste qui ne songerait QU'à l'œuvre ou à la postérité, et qui ne viserait pas l'académie, les belles nanas et le manoir en Sologne! Quelle pureté, au moins d'intention!

    En cet art que je dis (et qui existe peut-être déjà : je suis si mal informé…) on ne tarderait pas à distinguer des écoles. J'ai spontanément mis l'accent sur les moyens et l'originalité, sans être pour autant insensible aux motivations, ni à une conception "japonaise" où primeraient le respect des règles et l'imitation aussi parfaite que possible d'un modèle idéal : un beau seppuku, comme une belle cérémonie du thé, se doit d'abord d'être conforme et serein, en dépit de la douleur, et peut-être du vouloir-vivre. D'autres s'attacheraient peut-être primordialement au "pourquoi?", chassant du podium les peines de cœur et les maladies incurables, pour réserver leur suffrage aux seuls morts-pour-l'art. Certains privilégieraient la souffrance, et sacreraient le maso qu'interroge Jean-Luc Hennig (cf. Obsessions, section "Vertiges") et qui rêve de se faire découper et écorcher vif dans une boucherie, de voir de ses yeux les morceaux choisis de lui-même s'offrir dans des raviers… à condition, ça va sans dire, qu'il ne se contente pas d'en rêver!

    Un bon paratonnerre pour l'épouvante du néant ou de l'au-delà? Nul doute que le rite n'aide, dans une société traditionnelle, qu'il n'"apprivoise" la mort, comme disait Ariès; mais l'art est en marge ou au-delà du rite, et pour mon compte j'imagine difficilement de m'absorber assez dans la réussite de ma "performance" pour en oublier l'issue.

jeudi 17 novembre 2005

 

[1] Suite à un empoisonnement, criminel ou accidentel (il soignait lui-même au mercure ses difficultés mictionnelles). Cela dit, la rupture de la vessie, quoique rarement observée en milieu médical, menace tout prostatique qui traverse un océan en solitaire ou vit en ermite à trois jours du plus proche infirmier. Et peut-être n'est-ce pas le pire qui puisse arriver. Car lorsque la vessie déborde, ce sont les reins qui trinquent.

 

[2] Non, je ne l’ai pas rêvé : Monestier reproduit l’illustration en p. 33 de Suicides, mais sans la dater.

 
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