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Le blog de Narcipat

Refus du réel?

21 Juin 2010 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Narcipat (le roman)

     L’observation du réel pourrait servir de garde-fou, mais le narcipat n’y excelle pas : on l’a vu, tout ce qui vient des autres (destinés pourtant à dire le vrai, et dès lors détenteurs des critères) lui est suspect : il les voit à son image, portés à tout déformer par paresse, par malveillance, et surtout par souci de leur propre position : Basile se désole et se délecte qu’une note avertisse le lecteur que les faits se sont déroulés tout autrement que ne le narre le mémorialiste, lequel au reste, c’est attesté par tel ou tel document, se trouvait à cent lieues ce jour-là; Arnaud se plaît à remarquer que dans un débat comme celui qui fait rage sur l’origine génétique de l’homosexualité, les chercheurs, quelque parti qu’ils aient pris, trouvent dans leurs expériences confirmation de leurs thèses, et ne manque pas d’en conclure au bidonnage généralisé. Kelly et Basile se disent agnostiques en matière de shoah, et plutôt enclins à prêter l’oreille aux voix qu’on fait taire de par la loi. Tous arborent le plus entier scepticisme à l’égard des croyances et des valeurs de leur époque, dont ils se reconnaissent pourtant infectés, par l’intermédiaire du vocabulaire. Ils constatent cependant que les avions décollent et se posent, que le téléphone marche la plupart du temps, que certaines maladies dont on mourait à tout âge sont éradiquées, et ne vont pas jusqu’à soutenir, comme certaines sectes, qu’on ait marché sur la lune dans un studio d’Hollywood ou un désert du Nevada. Mais ils connaissent fort mal les sciences, et ne manifestent aucun penchant pour les techniques, dont l’étude, confer supra, les assomme et les effraie, par le risque d’échec patent qu’elle comporte. Arnaud n’a pas le permis de conduire, Amandine et Luce ne prennent jamais le volant, Basile a déjà coulé trois bielles faute de connaître le trou où mettre l’huile, et si la nécessité a enseigné à Kelly quelques interventions élémentaires, il n’en a pas moins passé sept ans avec trois ou quatre épaves en permanence dans la cour. Nous avons touché mot de leur répugnance pour les apprentissages, et, quant à ses causes, risqué quelques hypothèses; faut-il, plus généralement, diagnostiquer une peur du réel? Aucun ne l’assumerait, l’évasion consciente leur fait horreur, et même Cécile, qui s’est en quelque sorte spécialisée dans l’imaginaire, frissonne à l’idée de se mettre à croire à ses propres créations. Chacun d’eux, à sa manière, se proclame en dissidence, mais proteste avec plus ou moins d’énergie que le rejet des conventions n’est en aucun cas un refus du réel, que bien au contraire ils se targuent de serrer de plus près que les masses manipulées. L’hiatus entre les réalisations effectives et les ambitions du self grandiose est à verser au dossier; mais ni Basile, ni Kelly n’ont poussé l’illusion d’omnipotence jusqu’à la psychose, ils l’ont sagement, pourrait-on presque dire, cantonnée à des domaines qui échappent à la vérification, et n’ont mis ni leur vie ni leur intégrité physique en péril, en exigeant de leur corps des prouesses qu’il n’aurait su fournir. Basile a perdu neuf points de permis en excès de vitesse, mais il respecte désormais les limitations « en dépit de leur absurdité ». Kelly a jadis – dit-il – risqué sa peau dans des bagarres, mais à son corps défendant : il affirme ne les avoir jamais déclenchées. Quant à la drogue, à l’en croire, il n’y a touché que par curiosité, avec prudence, et pour « faire comme tout le monde ». Arnaud fume trop, partie par indifférence à la mort-de-loin, partie pour ne pas croire à “tout ce qu’on raconte” sur les méfaits du tabac; mais c’est là une forme de suicide trop répandue pour être significative. Le flirt de Luce avec la famine, quoique plus alarmant, ne dénote pas une ignorance des limites : si elle forçait un jour, et bravait l’issue fatale, ce ne serait pas par inadvertance, mais pour s’exonérer du devoir qu’elle sent peser sur elle. Bref, aucun n’est du genre à sauter par la fenêtre parce qu’il se prend pour Batman, et les difficultés auxquelles ils sont confrontés, même si, avec du recul, elles paraissent inévitables à la longue, présentent un caractère fortuit. Ils ont su garder leur emploi dix ou vingt ans, rester solvables, et Amandine, qu’elle m’ait ou non mené en bateau, a conduit sa barque financière jusqu’à l’aisance. Inégalement débrouillards, tous six possèdent les routines élémentaires de la survie, et, pourrait-on dire, ne dissident qu’avec filet.

     On remarque toutefois chez tous, Amandine exceptée – mais sous bénéfice d’inventaire – une incapacité à tracer des plans d’avenir, ou à y inclure des changements progressifs : demain, pour eux, c’est la métamorphose ou la répétition, pas de demi-mesures. Une répugnance à mettre en chantier des améliorations partielles, qu’expliquent la peur d’échouer (entamant l’illusion d’omnipotence) et celle, en fignolant telle quelle cette misérable existence, de la reconnaître pour leur et digne d’eux, mais aussi l’ignorance de la direction dans laquelle œuvrer. Le narcipat renâcle à se renseigner, parce qu’il se méfie du fournisseur de renseignement, mais aussi parce qu’il supporte mal la dépendance et la précarité : quel que soit l’inconfort du présent, il s’évertue à le réifier pour s’y faire un nid, ou à prévoir systématiquement le pire, pour n’avoir pas à subir de mécompte, mais ce pire n’inclut pas les dégradations irréversibles, et il lui est notamment impossible d’assumer son âge, qui semble fixé une fois pour toutes. Kelly peut envisager de “finir sa vie” en prison, et même donner le coup de pouce nécessaire pour s’en réjouir, mais à la perspective d’une infirmité ou d’une maladie invalidante, il oppose la même réponse que Basile : rien n’y contraint, puisqu’on peut mourir!

Résumons-nous, car je m’égare : cette notion de réel est des plus floues, et mes classes de philo se perdent dans la brume. Qu’est-ce que le réel, pour nos gaillards? Ils ne se soucient pas de le définir, mais en dernière analyse, touchant la seule matière qui leur importe, leur être, leur essence, leur valeur, le réel n’est rien d’autre que ce que perçoit l’autre, cet autre idéal qui les aura au préalable écoutés et compris, mais aussi, à leur grand dam, n’importe quel autre, le premier crétin venu. Or il n’apparaît d’eux qu’une enveloppe sociale peu reluisante : ils ne sont pas les derniers des derniers, mais des humains sans importance ni utilité, qu’on désire, recherche, redoute et remarque fort peu, et qui en outre ont de gros efforts à faire pour se maintenir à leur niveau de médiocrité. Le fâcheux, c'est qu'ils n’ont pas de ressource interne pour contester cette piètre image : le self grandiose  ne constitue pas un barrage efficace, et ce que nous avons appelé la collection non plus, car ils se savent tous deux en délicatesse avec le réel, le premier refusant délibérément de s’en satisfaire, la seconde tripatouillant les valeurs, et laissant une large place à l’imaginaire : Amandine et Arnaud savent qu’amants, Pléiades, bibelots ou mannequins ne valent que par décret arbitraire; Kelly sait que la misère et la persécution constituent des indices de supériorité fort douteux; Basile sait que pour écrire “le meilleur des romans” il faudrait commencer par écrire, tout court, au lieu de se boucher le planning avec des corrigés de devoirs; Luce sait que gribouiller des silhouettes ne mène pas aux cimaises sans escale : mais ils ne veulent pas le savoir, ou prétendent transcender ce savoir : ils ont tous choisi, d’une manière ou d’une autre, de se repaître d’irréel, le monde comme il va les gêne, parce qu’il les ignore ou les minimise, et ils s’en protègent de leur mieux, tout en prétendant l’étudier, et le connaître dans les coins. 

 

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