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Le blog de Narcipat

« Pas de différence entre vivre et raconter »

20 Juin 2010 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Narcipat (le roman)

     Basile derechef. Mais alors, pourquoi mentir? « C’est ça ou me taire. Je ne suis pas intéressante, je ne suis rien du tout. Mais du moment que je donne l’illusion d’être de ces gens à qui il arrive des choses, qu’on remarque assez pour au moins leur faire du mal, il me semble que je vaux autant qu’eux, sinon plus, puisque je vis plusieurs vies à moi toute seule. – Vous appelez ça vivre? – Pour moi, il n’y a pas de différence entre vivre et raconter, du moment qu’il y a des pigeons pour y croire; et même on dirait que je peux me passer d’eux. – Ce qui vous angoisse. – Oui, parce que j’ai peur de perdre mes repères, et de m’installer totalement dans l’imaginaire. » A-t-elle opéré une conversion analogue à celle d’Arnaud, et néanmoins fort différente, un repli sur l’aval endogène, qui serait accordé, celui-là, non plus au dérisoire, mais au chimérique? Voilà qui complique et tout à la fois simplifie cette question de la mythomanie, laquelle déborde la narcipathologie, du moins au sens étroit du terme. Immense est la capacité de l’homme moyen à gonfler l’importance des compétences qu’il possède, ou à se flatter de talents et de prestiges dont il est maigrement doté, voire dépourvu : la psychologie populaire se peint cette propension comme inversement proportionnelle aux attributs réels de la personne, ce qui constitue une schématisation abusive : les clochards modestes abondent, et les ministres délirants foisonnent. La surestimation de soi, quand elle respecte certaines limites, peut être considérée comme un rouage de la santé mentale. Et le mensonge itou, surtout quand il se cantonne à l’omission : l’on n’exige de personne l’étalage de ses erreurs, défaites et humiliations, et rien n’est plus commun que, pour se faire valoir, de donner un coup de pouce verbal à ses performances. La perplexité commence face à l’association des deux comportements : c’est le B-A-BA du métier, pour un petit chef ou un prof de fac, de se parer des trouvailles de ses subordonnés ou étudiants, pour un scribouillard en place, de piller ses confrères obscurs, pour un coureur de marathon provincial, de prendre un raccourci, ou pour une voyante, de faire passer des renseignements braconnés au téléphone ou dans un tiroir au compte de ses dons d’extra-lucidité; ce qu’on s’explique mal, c’est qu’ils puissent, tout en trichant, se prendre pour des écrivains talentueux, des chercheurs émérites, des sportifs de haut niveau ou des intuitifs exceptionnels; et, sans pénétrer le secret de leur conscience, on s’aperçoit assez que cet étrange ménage du mensonge et de l’illusion est assez répandu pour qu’on parle à son sujet de folie ordinaire. Que se passe-t-il dans ces têtes, comment accordent-ils les contraires, il est difficile de le préciser, mais cette acrobatie mentale rappelle irrésistiblement celle du narcipat qui dénigre ses accomplissements avec un mépris ostentatoire, sans qu’en soit entamée sa foi en son potentiel : tout au contraire, elle paraît se nourrir desdits dénigrements! Je n’ai rien fait qui vaille, raison de plus d’espérer, car c’est par l’insatisfaction qu’on avance! Dès lors que je me vilipende, c’est que je vaux mieux que moi! D’autre part, l’imposture s’adresse à des destinataires imparfaits, qu’il faut amuser de lustres imaginaires, parce qu’ils sont incapables de discerner la vraie supériorité sous des apparences peu reluisantes : que vienne l’âme-sœur, et devant elle on mettra bas les masques. Et bien entendu le mensonge sous toutes ses formes (notamment celle d’assertions auxquelles on ne croit pas) rassure un être qui vit sous la menace du rejet : ce qu’on rejettera, ce n’est pas lui, mais un pantin illusoire, de sorte qu’il ne s’en sentira pas entamé. Qu’on plaigne sa “femme battue” ou la conspue, Cécile peut se féliciter de l’avoir forgée crédible; qu’on la perce à jour, c’est fâcheux, mais la maladresse de l’invention est un défaut corrigible, il suffit de mettre ce personnage au rancart, et de recommencer sur nouveaux frais : rien à voir en tout cas avec une condamnation de tout son être.

     Mais il faut aller plus loin, et ne pas oublier que pour le narcipat la vérité appartient fondamentalement à l’autre : on peut faire mille efforts pour la lui imposer, c’est à lui qu’il incombe de la dire, à un autre certes idéal et absolu, mais que l’individu le plus négligeable, le plus aberré, représente dans une certaine mesure. En un sens un narcipat ne dit jamais la vérité, mais quelque chose qui y ressemble : le “mensonge inattaquable” de Basile. Un narcipat, faute de pierre de touche intérieure, ne croit pas à ce qu’il affirme, pour meubler le vide ou occuper le terrain; s’il se complaît dans l’opposition, c’est qu’il lui faut un fond, pour que son ersatz d’être s’en détache; mais elle est elle-même en attente d’aval. Il n’y a pas pour lui de différence de nature entre le vrai et le faux; autrement dit, il éprouve comme faux tout ce qui fait sens, et se distingue d’un magma inconsistant, indifférencié, voire inconscient : penser, pour lui, c’est déjà jouer un rôle, ordinairement celui d’un trouble-fête, parce qu’un béni-oui-oui se dissout dans les assertions antérieures auxquelles il acquiesce. Comme écrivait La Rochefoucauld, « C’est plus souvent par orgueil que par défaut de lumières qu’on s’oppose avec tant d’opiniâtreté aux opinions les plus suivies : on trouve les premières places prises dans le bon parti, et on ne veut point des dernières. » Sauf que la visibilité n’est pas affaire de rang : ces “dernières places” sont tout bonnement indistinctes

 
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