Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Narcipat

Otto Kernberg, La personnalité narcissique, XXXVIII

28 Novembre 2010 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Voix Autorisées (cum commento) : Otto Kernberg

     D’autres patients, ceux qui ont une structure schizoïde de la personnalité, ressentent le vide comme une qualité innée qui les rend différents des autres; contrairement aux autres, ils ne ressentent rien, sinon de se sentir coupables parce qu’ils ne disposent pas de sentiments d’amour, de haine, de tendresse, d’attente et de deuil qu’ils observent et comprennent chez les autres mais qu’ils se sentent incapables d’éprouver eux-mêmes. [Pour ma part, j’oscille entre la compréhension d’une différence et la conviction qu’ils sont tous dans l’erreur, s’ils se figurent que ces sentiments sont objectaux. Qu’aimer, haïr, draper, c’est avant tout combler leur défaut d’être. Bref, que s’ils ne bâtissent pas sur le vide, c’est qu’ils sont trop mirauds pour le voir. Je me souviens de cet échange avec Anne, qui considérait « Moi mort, tout est mort », donc le refus de tester, comme “une position philosophique” inexpugnable mais artificielle, alors que pour moi rien n’est plus senti, bien que le sens de cette “position” comme de toute autre passe par le percipi. Quant à la culpabilité, c’est bien celle qui ressort de cette bizarre N.D.E. imaginaire : condamnation au noir et à la solitude éternels pour n’avoir su ni aimer ni être aimé; mais l’énoncé du “crime” révèle la portée agressive, contre-accusatrice, de cette “expérience”, et, au fond, sa fonction (puérile) d’appel : est-ce ma faute, si je ne sais pas aimer? On m’a fait ainsi, en ne m’aimant pas. Le vrai coupable, c’est donc Dieu ou ses remplaçants… à moins que. S’il y a culpabilité au fond du sac, elle a trait aux mystérieuses et antérieures raisons du rejet.] Pour ces patients schizoïdes, l’expérience du vide peut être moins pénible que pour les patients dépressifs parce que le contraste est moindre entre les périodes où ils se sentent vides et les autres moments où ils pourraient avoir des relations affectives avec autrui. Un sentiment interne de flottement, d’irréalité, qui a une qualité apaisante à cause de cette irréalité, rend chez ces patients schizoïdes l’expérience du vide plus tolérable. Elle leur permet d’adopter des réactions passives de dépendance à l’égard d’autrui et de passer leur temps avec la conscience d’une réalité externe qui contraste avec leur propre expérience subjective.

 

     Chez le thérapeute, l’expérience subjective est remarquablement différente selon qu’elle se rapporte aux patients déprimés ou aux patients schizoïdes qui connaissent des expériences du vide. Dans la relation avec un patient qui présente une structure dépressive de la personnalité, ou une dépression névrotique permanente, le thérapeute a le sentiment d’un contact humain intense, d’empathie, et en même temps est conscient que le patient ne peut pas accepter la disponibilité affective du thérapeute bien qu’il prenne conscience de la personne réelle du thérapeute. Le sentiment inconscient de culpabilité qui empêche le patient déprimé d’accepter l’amour ou la sollicitude tels qu’on les lui offre, se traduit dans le transfert et dans la relation affective du thérapeute à ce dernier. À l’opposé, lorsqu’il est avec des patients schizoïdes qui décrivent un sentiment subjectif de vide, d’absence de toute relation affective significative, aux autres comme à la vie en général, le thérapeute peut éprouver une semblable aliénation, distance et inaccessibilité dans ses relations avec le patient.

 

     Une patiente, très schizoïde, déclara lors d’une séance, après plusieurs mois de traitement, qu’elle était incapable d’éprouver un sentiment, et que, lorsque j’interprétais les sentiments qu’elle me portait, c’était parce que je n’avais pas conscience de son incapacité à ressentir quoi que ce soit. Elle raconta une visite chez une cousine dont le mari était considéré comme un homme très attirant. La patiente décrivait les relations avec sa cousine, le mari de sa cousine, et leur entourage, de manière telle qu’elle me donnait le vague sentiment qu’il y avait là des problèmes sexuels. Mais j’étais incapable de distinguer réellement qui avait une attirance sexuelle pour qui et ce que toutes ces personnes avaient à faire avec la patiente.

 

     Lorsque je lui posai ces questions, je sentis par ses réponses que le propos de cette visite à sa cousine était réellement absurde, mais je ne trouvai rien d’autre qui pût paraître plus pertinent à ce moment. Moi-même j’étais de plus en plus distant et je sentais que je perdais toutes les connexions entre les divers aspects de ce matériel. La seule pensée claire que je gardais à l’esprit était que la patiente se défendait contre tout sentiment sexuel à mon égard, mais ce n’était pas directement évident, et j’avais le pénible sentiment que c’était de ma part une sorte de spéculation intellectuelle mécanique sur laquelle je ne pouvais compter pour baser une interprétation.

 

     La patiente se mit alors à dire qu’il était fatigant de s’intéresser à ce problème de sa cousine, et de faire un effort pour paraître impliquée et intéressée alors qu’en fait, elle se sentait à des kilomètres de là. Elle aurait aimé, simplement, être à son travail, accomplir quelques tâches mécaniques sans faire d’effort pour répondre intérieurement. Elle mentionna aussi qu’elle avait lu quelque part l’histoire d’un cas de viol ou de quelque chose qui entraînait une expérience sexuelle pénible. De nouveau, je découvris que j’étais devenu distant et que j’avais perdu toute connexion dans ce matériel. En même temps, je pris conscience que le soleil brillait dans le bureau, de ses rayons et des ombres sur les meubles, et je réalisai soudainement que la patiente assise en face de moi ressemblait à un objet presque inanimé ou plutôt qu’elle était pour moi à ce moment devenue impersonnelle, étrange et mécanique. En d’autres termes, elle venait d’induire en moi la sensation de vide et d’absurde qu’elle avait décrite dans ses rapports avec sa cousine et les autres personnes.

 

     Je lui dis que je pensais qu’en elle, quelque chose essayait de rendre tous ses contacts humains fragmentés et dispersés, si bien que les relations humaines perdaient toutes leurs significations et que plus rien n’avait de sens. Je lui dis aussi que, parce qu’elle s’effrayait de ses fantasmes sexuels, cette dispersion ou fragmentation pouvait avoir un rôle de protection devant des sentiments sexuels tout à fait réels qu’elle avait eus à l’égard du mari de sa cousine et que ce pouvait être maintenant le même processus avec moi. La patiente déclara immédiatement qu’elle avait eu le fantasme de m’embrasser, et que mon soutien plutôt paternel l’excitait sexuellement.

 

     Cet exemple illustre une étape de la résolution de ce qui souvent peut être une situation durable de frustration et de résistance dans la relation thérapeutique de personnalité schizoïde, en particulier par la dispersion et la fragmentation des émotions dans toutes les relations humaines, qui entraînent une sensation chronique de vide chez le patient comme dans la réponse du thérapeute à ces patients. L’expérience schizoïde de vide ne se rapproche pas de la sensation de solitude; la solitude implique une conscience pleine et intense de la possibilité de bonne relation avec les autres qui restent inaccessibles à ces patients pendant très longtemps au cours du traitement. [Réponse indirecte à la question que je me posais avant-hier : je vis dans la solitude pour ne pas la ressentir.]

 

     Il existe encore d’autres patients dont l’expérience du vide représente un aspect majeur de leur psychopathologie : les patients avec des structures narcissiques de la personnalité – c’est-à-dire ceux qui présentent le développement d’un narcissisme pathologique qui se caractérise par l’établissement d’un soi grandiose pathologique et par de graves détériorations de toutes leurs relations d’objet internalisées. Contrairement aux patients dépressifs ou schizoïdes dont on vient de parler, l’expérience de vide chez ces patients narcissiques se caractérise par l’adjonction de vifs sentiments d’ennui et d’inquiétude. Ils ne disposent même pas de certains aspects des relations humaines que conservent – à leur manière – les patients schizoïdes et (plus encore) les patients dépressifs. Les patients avec une personnalité dépressive, et même les patients schizoïdes, peuvent éprouver une profonde empathie pour les sentiments et les expériences humaines qui concernent d’autres personnes et se sentir douloureusement exclus tout en étant cependant capables d’éprouver une empathie pour l’amour ou l’émotion des autres.

 

     Par exemple, un patient avec une personnalité dépressive éprouvait des affects intenses lorsqu’il lisait des romans, regardait des pièces de théâtre ou écoutait de la musique; il était capable de s’identifier en profondeur aux personnages romanesques. [Mais moi aussi, merde! Enfin, je ne sais pas si je “m’identifie en profondeur”, mais les affects sont suffisamment intenses pour faire couler les larmes et inhiber le sommeil… quand un roman m’empoigne, ce qui est de plus en plus rare. L’identification n’est pas consciente, puisque ce qui m’émeut surtout, c’est l’idiot, ou l’enfant solitaire, persécutée, qui ne comprend pas, et s’entête à espérer, comme Cosette, ou le Simon de Maupassant, ou cette “fille du Boche” malmenée par ses condisciples, qui se répète éperdument : « Mon papa reviendra et il me vengera! » alors que le pauvre Ernst ou Heinrich gît quelque part sous le front de l’Est… et que les persécuteurs ont sinon le droit, du moins l’opinion pour eux. Quand Jean Valjean empoigne l’anse du seau, suis-je le sauveur, ou la sauvée? Les deux, sans doute. En tout cas, je trouve absurde d’interdire au “patient narcissique” tout investissement d’un personnage fictif. À moins qu’il ne s’agisse de ma part saine…] Une patiente schizoïde déjà mentionnée s’intéressait beaucoup à certaine philosophie et religion, et à sa manière détachée et “papillonnante”, avait conscience et se préoccupait de la vie de ses amis et de sa famille. Il lui semblait qu’elle était un observateur venant d’une autre planète, de la « vie et des gestes » des gens de cette planète.

 

     En revanche, les patients qui ont des personnalités narcissiques n’ont pas cette possibilité de se sentir en empathie avec l’expérience humaine. Leur vie sociale, qui leur donne des occasions d’obtenir une confirmation, soit dans la réalité, soit dans leurs fantasmes, de leur besoin d’admiration [C’est moins une confirmation qu’elle leur donne l’occasion d’acquérir, qu’un assouvissement fugitif dudit besoin], et qui leur offre des satisfactions pulsionnelles directes, peut sembler avoir une signification, mais ceci est temporaire. Lorsque ces satisfactions ne sont pas immédiates, leur sensation de vide, d’inquiétude et d’ennui prend le dessus. Alors, leur monde devient une prison dont ils ne peuvent s’échapper que grâce à une nouvelle excitation, admiration, ou dans des expériences de contrôle, de triomphe ou d’incorporation de nouveaux apports. Ils ne disposent habituellement pas de réactions affectives profondes dans les domaines artistiques ou d’investissement dans des systèmes de valeurs éthiques ou dans une créativité qui aille au delà de la simple satisfaction de leur but narcissique; ils y restent étrangers. [Le but narcissique est premier. Mais qu’il barre l’accès à toute création, j’aurais quelque mal à m’en convaincre. Sans le détour par la “chose à dire”, le “monde à révéler”, par la visée universelle, l’écriture serait un insoutenable pensum. J’écris par devoir, soit, initialement, mais la joie se fait jour, même si elle n’est en dernière analyse qu’anticipation de l’accueil. L’objet, par l’intermédiaire du regard qu’on lui jettera un jour, accède à la vie. La lutte contre “à quoi bon?” est perpétuelle, mais si l’on était toujours vaincu, il ne resterait plus qu’à se taire. Ma conviction, diamétralement opposée à celle de Kernberg, c’est que tout artiste exigeant (« C’est l’esprit critique qui crée ») se propose d’abord la promotion de l’ego, voire du self grandiose (« Je serai Chateaubriand ou rien! ») puis, avec l’aide de son public et de ses proches, parvient à oublier l’ego dans l’objet. Si j’avais été moins inhibé, et rien qu’un peu reconnu, si l’on avait attendu quelque chose de moi, je reste persuadé que mes prétendues limites auraient été balayées par un torrent de confiance et de joie. Bref, que c’est d’vot’faute si j’suis nul!]

 

     Dans la relation thérapeutique, les personnalités narcissiques tendent à induire deux réactions affectives extrêmes et opposées chez le thérapeute. Parfois, quand elles projettent leur propre sentiment de grandeur sur le thérapeute, celui-ci peut se vivre comme le centre de la vie du patient, comme une source de satisfaction potentielle incessante, et de sagesse, grâce à laquelle le patient se sent pleinement satisfait et vivant. Toutefois, à d’autres moments (et ceci peut, pour un thérapeute qui débute, être un choc inattendu) il peut se sentir vidé, inutile, perdu, en présence d’un patient complètement omnipotent, satisfait de soi, qui se suffit à lui-même. Cette éventualité survient parfois si brusquement, et pourtant après un chemin si subtil et prolongé, que le thérapeute peut très bien pendant un certain temps ne pas prendre conscience de ce qui lui arrive. Dans ces conditions, le thérapeute ressent une sensation durable de vide, lorsqu’il travaille avec un patient narcissique, d’irréalité et d’ennui, et une intense culpabilité devant cet ennui; après un certain temps seulement, il réalise que l’ennui exprime sa conscience d’une pseudo-présence dans la pièce, l’expression d’une fausse relation où le thérapeute est en réalité traité comme l’appendice méprisable d’un patient omnipotent et omniscient. L’ennui chez le thérapeute reflète l’absence de toutes relations d’objet importantes pendant les séances, et l’alerte sur l’ennui et sur l’inquiétude bien plus importante et durable du patient, qui traduit son absence de relations d’objet.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article