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Le blog de Narcipat

XI : goût du divertissement, besoin d'étonner, vocation artistique

18 Juillet 2013 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Le Senne : Les Nerveux

Spécifications du besoin nerveux d’émotions. – La réalité sociale est un monde où convergent les actions mécaniques qui manifestent le déterminisme de l’objet avec des œuvres qui révèlent l’initiative des sujets, soit isolés, soit massés. Il faut donc s’attendre, en raison de ces œuvres, à ce que des dispositions caractérologiques s’inscrivent dans la structure et dans l’histoire de la société sous la forme d’institutions ou de manifestations plus ou moins durables. Cela doit être vrai du besoin d’émotions dont naturellement les œuvres devront intéresser davantage les nerveux, qui feront ici figure de meneurs plutôt que de modèles :

1. La mode n’est essentiellement qu’une satisfaction donnée au besoin de changement, même si d’autres désirs, comme celui de manifester sa supériorité sociale, s’y ajoutent pour l’utiliser à d’autres fins.. Par la mode est produite au jour le jour une dénivellation quantitative qui, comme les jeux de la lumière et de l’ombre dans les nuages ou dans les bois, réveille notre attention, ranime notre intérêt et notre goût pour la vie. Comme ce besoin est à quelque degré essentiel à la conscience en général, la mode doit intervenir dans la vie de tous les hommes, et l’histoire montre son action même dans la science et la philosophie : elle ne reçoit ordinairement son nom que dans les domaines où l’importance de la qualité se fait plus grande et surtout en ceux que le changement peut affecter plus facilement, le port de la chevelure et de la barbe, le vêtement, les éléments variables du langage, l’ameublement, les goûts artistiques. – Que les nerveux soient très sensibles à la mode, cela résulte de leur besoin d’émotions et généralement de renouvellement. Le type Brummell est fréquent parmi eux, si du moins la largeur du champ de conscience n’intervient pas pour défaire leur activité : parmi les nerveux étroits, hautains, nombreux sont les dandys, d’Annunzio, Byron, Musset. Tous se portent volontiers vers les nouveautés artistiques et politiques, éventuellement satisfont par des attitudes révolutionnaires leur besoin d’insurrection et d’insolence contre leur milieu social; mais cela reste un jeu et par suite une mode.

[Je pourrais passer superbement devant ce paragraphe, moi qui reste fidèle à la coupe (ou plutôt à l’absence de coupe) de mon adolescence, porterai jusqu’à ma mort les liquettes et les futals avec lesquels je suis rentré de l’Île Porridge il y a dix-huit ans, et ne méprise rien comme le grégarisme pas toujours juvénile des grindes marques qui font de ceux qui s’en vêtent des panneaux-réclames ambulants et gratuits. Pour moi comme pour pas mal d’autres, “nerveux” ou non, cette dévotion du bétail au fer rouge du ranch est strictement incompréhensible, je ne conçois pas qu’on puisse prétendre au dandysme sans originalité, et se pavaner dans les mêmes fringues que le voisin, même si elles sont hors de prix. Mais le commerce a réussi à faire avaler à l’homme de notre temps, dirait-on, que plus il est fait au moule, plus il est singulier. Il est bien clair que quand bien même je serais pourri de fric, je n’irais pas m’affubler d’un bénard ou d’une tocante qui ne différeraient de leurs jumeaux que par la griffe et le prix. D’autre part, il me faut des raisons pas nécessairement bonnes, mais pressantes et personnelles pour empletter à trente balles frais du jour un bouquin que je trouverai à un cinquante dans deux ans. Le goût du renouvellement que comblerait la mode me semble effroyablement limité et timide, du fait qu’il se borne à la pure consommation. Et cependant, puis-je m’en prétendre totalement indemne? Le seul nouveau qui m’intéresse est celui dont je serais producteur, et qui n’appartiendrait qu’à moi, le temps du moins qu’on me le fauche. Mais il serait en l’attente de l’aval d’autrui, ni plus ni moins que la bagnole qui vient de sortir. Et il n’est pas impossible qu’il soit soumis, plus que je ne l’imagine et ne le souhaiterais, à des codes. Je me fous d’être dans le vent; mais pas d’écrire du déjà-écrit, même s’il vient des tripes. Ce n’est pas d’abord par sa pertinence qu’un propos mérite d’être proféré, mais par sa nouveauté et sa dissidence; cela dit, j’admets qu’il vaudrait mieux qu’elles vinssent de surcroît, et que c’est un fâcheux signe de dépendance d’en faire sa visée première.]

2. Le goût des divertissements, indiqué par l’enquête statistique, se retrouve à des degrés différents et sous des modes variés dans la conduite de la plupart des nerveux. Le théâtre est le principal des divertissements : tout le monde peut y satisfaire sans péril le besoin d’assister à des événements exceptionnels par leur nature et leur capacité à émouvoir. Quand le spectacle est un spectacle cruel comme la course de taureaux, il satisfait le besoin d’émotions jusqu’au point où ce besoin est un besoin d’émotions violemment négatives… Il pourra arriver qu’en ce point se rencontrent des nerveux cherchant une stimulation et des flegmatiques en attendant des émotions difficiles à atteindre pour eux. La même convergence se retrouve dans le pari.

[Convergence très suspecte, bidouillée apparemment pour se débarrasser de textes gênants. Passage d'autre part fichtrement daté. Le théâtre, sans le bouche-à-bouche des subventions, aurait trépassé depuis un bail, et le plaisant (pas pour eux), c’est qu’il y a peut-être plus de qui-se-veulent-comédiens que jamais. Du reste la littérature prend le même chemin. Est-ce du fait de l’avarice? Je n’ai jamais été fou des divertissements institutionnalisés, et j’ai bien dû reconnaître que ce qui m’en tenait lieu, les voyages au premier rang, était vide, dès lors que c’était mon vide affectif que je promenais sur les chemins. La question, encore une fois, ne me semble pas serrée ici. Qu’est-ce qu’on cherche? Des émotions, bien sûr, mais ne les trouve-t-on pas davantage dans le contact humain que dans le spectacle? Non seulement il y a des années que je n’ai mis le pied dehors pour assister à quoi que ce soit, mais je n’en éprouve même pas l’ombre d’une tentation. Cela dit, il est clair que tous mes divertissements, tiédasses pour la plupart, me sont dispensés par la lecture.]

3. Le jeu est en effet, à part les espoirs de gain qu’il provoque plus qu’il ne les satisfait, au moins pour des joueurs plus impulsifs que calculateurs, encore un des moyens accessibles de se donner des émotions. La vie sans le jeu est pour celui qui en a pris l’habitude incolore et insipide. Ainsi ces nerveux, à qui leurs désirs inspirent de grands besoins d’argent sans que leur caractère leur concède l’activité et la persévérance ordinairement nécessaires pour le gagner, sont fâcheusement encouragés à jouer et parier par le besoin de dénivellation qui devient le complice de leurs besoins d’argent : ils en sont fréquemment les victimes.

[L’étoffe d’un joueur? J’avoue que je comprends mal ces gens qui se font une habitude de perdre – s’ils existent ailleurs qu’en littérature. Mais la rage d’aller jusqu’au bout? Je ne saurais dire. Comme je déteste me faire entuber, je suis un mauvais gibier pour les courses et le casino, et, si je n’avais pas gagné deux fois sur trois, je n’aurais pas pris un tel goût au poker. Mais comme je ne touchais pas les chèques… Quant à l’introduction du hasard dans une vie trop uniforme (tirage au sort du thé que je vais boire, du tabac que je vais fumer, du disque à écouter, jadis même de la fraction de tâche à accomplir) j’y distingue moins la recherche d’émotions, qui seraient d’intensité infime, que le refus symbolique d’assumer la contingence et la responsabilité.]

4. Le jeu est souvent l’allié des boissons alcooliques et des stupéfiants. Ceux-ci se présentent d’abord comme une satisfaction donnée à la recherche de sensations nouvelles; en outre au début au moins ils donnent une secousse à l’organisme, qui permet un relèvement provisoire du ton mental. Que le danger de leur emploi croisse avec lui, cela ne protège guère ceux qui en usent, puisqu’en même temps qu’ils deviennent plus nocifs ils affaiblissent toujours davantage les hommes qui se livrent à eux. On sait comment par les dépenses irréfléchies, le vin, l’alcool, certains stupéfiants, Baudelaire a dissipé la moyenne fortune qu’il avait héritée de son père à sa majorité, forcé son beau-père à lui imposer une tutelle, finalement ruiné sa santé. Rimbaud a aussi trop aimé “le bitter sauvage et l’absinthe aux verts piliers” : rue Racine, à l’hôtel des Étrangers, à Paris, il prenait du haschich.

[L’exemple des saoulographies verlainiennes serait plus adéquat, Rimbaud n'ayant pas tâté, que je sache, de l'accoutumance. Il y a dans l’alcoolisme et la toxicomanie une forme de sincérité dont je me confesse un peu jaloux, assez sottement, puisqu’une fois passé le cap de l’addiction, il n’y a plus rien à décider, pas même le “dérèglement de tous les sens”. Est-ce que ça tient au hasard, de n’avoir pas tourné au poivrot ou au camé? Jamais je n’ai répondu au marasme par la cuite, picoler n’a de sens pour moi qu’en société, et les alcools s’éventent dans ma cave. Attirance zéro, n’importe le gouffre. Mais ce que je reproche à ces substances, n’est-ce pas surtout de nuire à la prod’? Le tabac est tout différent, puisqu’il a su me donner l’impression de ne pouvoir penser sans lui (ce que confirment, apparemment, les présents résultats, depuis que j’ai divisé ma conso par trois) et je suppose que si j’avais eu le même accès que Sartre aux amphètes, je ne m’en serais pas privé.]

5. Le besoin de produire des remous autour d’eux suscite chez les nerveux le besoin d’étonner qui est le premier pas vers le besoin de scandaliser dont nous verrons la puissance dans la conduite réfléchie des hommes de ce caractère. Byron, D’Annunzio, Baudelaire nous fourniraient ici autant d’illustrations que nous pourrions en désirer. Byron collégien allait s’asseoir sur une tombe pour rêver au cimetière de Harrow; à Cambridge, il élevait un ours; plus tard, il buvait dans une coupe faite du crâne d’un moine. Tous les biographes de Baudelaire ont signalé “le désir qu’il eut toujours d’étonner” […]. Un de ses amis dit un jour : “Je parierais que Baudelaire va se coucher ce soir sous son lit… pour l’étonner” […]. Le dramaturge anglais SYNGE fait dans Le Baladin du monde occidental du besoin d’étonner et de scandaliser l’un des principaux ressorts de sa pièce et un trait capital du nerveux dont il développe le portrait.

[Je ne veux pas faire un sort à une blague gentille, mais suis-je le seul à penser que sans témoin Baudelaire couchait dans son pieu, comme tout le monde? Qu’il ait fait des expériences, soit, pour s’en servir ou dans l’espoir de changer, mais assurément il ne cherchait à étonner ni son lit ni lui-même. Même si l’on admet comme basique le “besoin d’émotion”, il y a au moins un fossé profond entre ceux qui la recherchent dans le spectacle du monde et ceux qui n’en trouvent de réelle que dans celle qu’ils s’efforcent de procurer aux autres! Ne voit-on pas béer un trou énorme au beau milieu de ce besoin d’étonner (et de scandaliser) qui nous est donné d’abord comme un moyen de se procurer des excitations, sans qu’il ne soit fait à leur origine que des allusions fugaces? Je sais bien que je ne joue pas le jeu, que je devrais faire l’effort d’oublier le narcissisme, pour voir si Le Senne arrive à le déduire de ses propriétés fondamentales. Mais enfin, ici (comme plus haut s’agissant de la susceptibilité) l’image de l’ego semble délibérément occultée : ce n’est pas parce qu’on recherche des émotions qu’on s’emploie à en susciter! Quand Baudelaire se pointe chez Du Camp avec des cheveux teints en vert, il est bien clair que ce qui est susceptible de l’exciter, c’est la réaction de l’autre, un point c’est marre. Pourquoi faire choix de ce type d’émotion-là, qui au surplus n’est pas spécialement violent?]

6. Que toutes ces dispositions trouvent dans l’art à la fois leur satisfaction, leur sublimation et leur glorification, il en résulte que l’art peut apparaître comme le salut du caractère nerveux, qui trouve dans la transfiguration de la réalité la transmutation de lui-même. Il y a eu de grands artistes dans d’autres familles psychologiques et on pourra même les préférer; mais, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que s’ils peuvent être des artistes, c’est à proportion du degré suivant lequel ils peuvent coïncider avec les nerveux, les sanguins par la primarité, les colériques par l’émotivité primaire, les émotifs secondaires par l’émotivité. [Bref, les artistes ne sont pas des bouts de bois. On s’en doutait un peu, et si l’on appelle ça “y regarder de près”, eh bien, c’est le regard de près d’une “conscience large”!] C’est ce que vérifie un travail de H. et W. Pannenborg sur le talent musical, dont les conclusions sont rapportées dans l’art. Résultats et avenir de la psychol. spéciale de G. HEYMANS, p.13 :

     Pour certaines propriétés ils ont pu reconnaître que leur fréquence (chez les personnes ayant un talent musical) augmentait régulièrement avec le degré de développement du talent : c’est ainsi que d’après cette enquête 53% de l’ensemble des individus étaient marqués comme émotionnels, alors que pour les individus aimant la musique la proportion était de 59% et pour ceux ayant un fort talent musical de 60%; enfin, après l’examen biographique, cette proportion est de 95% pour les compositeurs. Par contre les chiffres correspondant pour un faible développement de la fonction secondaire sont respectivement 29, 36, 48 et 57%. [Ce qui signifie, si j’ai bien compris, que pour 29% de primaires extrêmes dans la population générale, on en trouve le double dans le cercle étroit des “compositeurs”. Nettement plus bizarre que le taux écrasant d’émotifs, puisqu’encore une fois on ne voit pas où un inerte puiserait le goût d’ouïr de la musique et d’en faire. Il faudrait savoir ce qu’ils entendent au juste par “compositeurs”. La musique, tout de même, s’apprend, et une symphonie ne se bâcle pas comme une ritournelle sous la douche.] Des résultats tout aussi réguliers ont été obtenus pour d’autres propriétés, même pour des propriétés dont le rapport avec celles dont il vient d’être question ne saute pas immédiatement aux yeux, comme la vivacité d’esprit, la vanité et l’ambition, le désintéressement, la franchise, le manque d’exactitude et la prédisposition aux troubles psychiques.

     Si par désintéressement on entend négligence des intérêts du sujet par lui-même, les propriétés dont la liste vient d’être donnée décèlent la prédominance du désintéressement par la mobilité affective, de l’empire de l’instant qui est à son maximum chez le nerveux et l’on comprend que Mozart, Schubert, Chopin trouvent dans leur mobilité affective, sinon les moyens, du moins une condition favorable de leur génie. [Pour ma part, je ne comprends pas du tout.] – Généralement nous aurons à vérifier cette idée qu’un art est d’autant plus accessible et plus familier aux nerveux que les obstacles qui leur sont opposés par la matière ou l’exigence de systématisation sont plus réduits : par exemple la poésie leur est plus facile que le théâtre, la musique mélodique, plus que la symphonie, la peinture impressionniste, plus que le dessin et la peinture composée, la description littéraire, plus que la sculpture et l’architecture.

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