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Le blog de Narcipat

Bilan d’une trado, 1 : affinités

1 Septembre 2011 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Ego scriptor

 

     Sauf trois pages de Notes of gratitude qui m’assomment, plus cent ou deux cents passages à peaufiner, je suis venu à bout de cette traduction de Little girl lost. Certes pas de quoi pavoiser, puisque mon travail est au mieux médiocre, et qu’il constitue une position de repli, encore plus “repliée”, si j’ose dire, que l’activité versificatoire, laquelle comporte au moins une part de création.

     On pourrait ajouter que ce truc n’a rien à faire dans mon blog. Mais outre que rien n’est étranger à la narcipathologie, puisque c’est un narcipat qui cause, je ne crois pas que je serais allé jusqu’au bout de l’entreprise si je ne m’étais découvert des affinités avec l’héroïne de ce livre. Elle n’est pas bien maligne, certes, et d’autre part je ne peux pas prétendre que mon enfance ait été saccagée comme la sienne. Encore que… va savoir si la haine et le rejet, quoiqu’inattaquables en justice, ne sont pas aussi traumatisants, sinon plus, que l’abus sexuel. Je suis loin de minimiser le crime d’un père qui se ferait sucer par sa fille de cinq ans, la violerait à neuf, et persisterait ensuite à lui imposer des étreintes indésirées : je n’aurais guère hésité à l’envoyer dix ans en taule pour ça, tout en demeurant convaincu que ce qui fait le traumatisme, ce n’est pas l’abus sexuel seul, mais le blâme de la société : ce blâme étant incontournable, ce que j’estime ignoble, c’est d’y exposer sa gamine, simplement pour prendre un plaisir facile à domicile. Cela dit, suis-je si certain que le traumatisme soit inévitable, et qu’il n’y ait pas, pour un dont on ne se remet pas, dix, cent ou mille incestes heureux? Quand on essaie de décaper les indices objectifs du pathos de l’auteur, on n’a pas l’impression que ces relations privilégiées avec son père procurent à Shirley de telles souffrances, ni que sa vie sexuelle en soit bloquée. Tout commence à déraper, en fait, quand elle le dénonce et qu’on la place dans divers foyers. Et c’est plus fort que moi, et bien évidemment projectif : je ne peux pas m’empêcher de trouver les filles dont jamais personne n’aura voulu, que leurs verrues auront protégées des verrats, bien plus à plaindre que celles mêmes que leur père aura maniées avec la dernière désinvolture.

     La fonction culpabilisatrice remplie, si l’on en croit le bouquin, par Louis Wolf, avec ses coups, ses colères de dément,  ses tortures psychologiques, tout son travail de dévalorisation, me semble de nature à laisser des séquelles bien plus graves… auxquelles la justice n’a rien à redire, ce qui est bien entendu préférable, car elle se tromperait de coupables à tous coups. Louis Wolf correspond tout à fait à ce que j’avais, dans mon gauche premier bouquin, il y a presque quarante ans, baptisé “martyriteux” : un type en proie à un sentiment de culpabilité écrasant, qu’il s’emploie (se donnant lui-même pour irréprochable victime) à rejeter sur son entourage, ordinairement en vain, mais avec succès quand il s’agit de ses enfants – lesquels ne manqueront pas de passer le relais quand ils seront parents à leur tour – raison pour quoi je me félicite de n’avoir pas connu le bonheur de la paternité, au prix du malheur de mes gosses. Il n’y a rien là d’héréditaire, à mon avis, mais le résultat est tout aussi inéluctable : ce père punit, par des raclées, des mots durs ou un dédain muet, des fautes qui s’aggravent ou s’allègent au gré de ses humeurs, et ont pour facteur commun de le viser personnellement, même (ou surtout) si l’on n’a pas pensé à lui un instant. Et d’autre part, il isole sa famille de la collectivité : nous sommes meilleurs qu’eux, entre eux et nous, c’est la guerre, et tous les coups sont permis, à condition de ne pas se faire prendre. La conséquence selon moi la plus désastreuse, c’est le flottement de la loi :  l’enfant de martyriteux n’a pas de repères, n’en aura jamais que d’artificiels, et la culpabilité dont on lui charge l’échine s’attache non à des fautes, mais au bonheur in se, qui est générateur d’angoisse, et que peut-être on s’emploie à détruire soi-même. Tout cela n’est pas évident chez Shirley, certes, et il se peut qu’ici la projection braille un peu fort, mais si cette fille est, un peu partout, an outcast, ne fait-elle pas ce qu’il faut pour cela? Par exemple quand, reçue au sein d’un groupe, elle ne parvient pas à s’en satisfaire, et s’efforce de brouiller ses copines les unes avec les autres? 

     Ce qui me touche aussi chez elle, telle que Joan Merriam la décrit (les meilleures pages, à mon avis) c’est, d’une part, ce besoin éperdu d’approbation (« M. Price, est-ce que j’ai bien fait? », et surtout la scène du faux calendrier, dont le simple souvenir me remet une larmichette à l’œil) et, de l’autre, cette manière assez crâne de traiter le problème du rejet : Shirley n’est pas fille à geindre : « Mersonne ne m’eume », elle fait face, rit de ses souffrances et ne consomme pas du psy. Peut-être ferait-elle mieux, et moi aussi. C’est une autre histoire.

     Malgré sa niaiserie, je l’accompagne jusqu’à la scène de la tentative d’évasion, où je la trouve admirable. Bien entendu, je suis déçu par l’arrivée de Dieu. 540 jours à Greystone, c’est beaucoup pour une fille de son âge, sans grande ressource culturelle ou introspective. Mais puisque livres, papier et stylo y sont autorisés, il me semble qu’elle aurait pu… je ne sais pas, moi, excusez la déformation pro, tout simplement raconter sa vie avec le maximum de véracité? Découvrir les joies de la créativité sans nécessairement en faire hommage au Grand Visiteur des prisons? Enfin bon, du moment que ça marche et qu’Il tolère les amours déviantes… 

      Ce qui me trouble et va d’ailleurs dans le sens de Kernberg, c’est qu’il semble relever de l’évidence dans le bouquin que Shirley gagne à délacer sa cuirasse, et à se rendre accessible à la fois à la dépression et à la morale altruiste, donc au remords. Pour J. M., il semble aller de soi que l’indifférence de Shirley aux souffrances d’autrui, et plus précisément de sa victime, résulte d’un refoulement. La plupart des intervenants, flics et juges, restent muets d’horreur devant ce crime et surtout cette incompréhensible indifférence : je souris, car elle me paraît naturelle, basique : je n’ai jamais tué plus gros qu’un rat, et j’aurais une forte répugnance physique à enfoncer une lame dans un corps, mais je suis persuadé que le bouton du mandarin dépeuplerait la terre vite fait, que la plupart des ados que j’ai connus (et j’en ai connu beaucoup) n’auraient pas éprouvé le moindre scrupule à tuer leurs semblables, et n’en étaient détournés que par la prudence et le manque d’habitude. « What a kick » et « lots of fun », bon nombre auraient pu le signer, dans l’enivrement narcissique omnipotentiel de l’acte. À mes yeux, ce n’est pas du refoulement, mais la vérité, même si je ne crois pas à l’agressivité en tant que pulsion primaire. Disons que dans un monde où il faut constamment subir la loi des autres, encourir leur oppression et leur dévalorisation, le meurtre peut servir de dégagement. Mais même si l’on se garde de le commettre, ce qui demeure mon credo, c’est qu’on se fiche bien des souffrances des victimes, et qu’il n’y a pas plus faux que le discours compassionnel.

     Or la métamorphose de Shirley au chapitre 18 semble me donner tort. Bien sûr, toutes ces histoires de repentance sont des plus suspectes dans la bouche d’un détenu, lequel sait bien qu’elles sont une condition sine qua non d’une sortie sur parole. Et même s’il est sincère, qu’est-ce que ça prouve, sinon le besoin de donner une cohérence à sa vie, de cesser de subir pour redevenir acteur, même après coup? La prison devient tolérable si j’expie pour mes péchés, même si ce ne sont pas ceux qui m’y ont envoyé. Il n’empêche qu’il y a de cela une autre lecture, selon laquelle l’empathie serait une sorte de conséquence naturelle de la reconnaissance d’autrui en tant que mon égal, et j’entends par là de chaque autrui, avec ses particularités. Même si le narcissisme en demeure la base et l’origine, la morale altruiste émergerait ainsi à une vie authentique, et un sociopathe dans mon genre ne serait plus celui qui discerne la vérité de tous au travers du rideau des complaisances, mais un type bloqué avant le stade de la triangulation, dans une attitude autoprotectrice. Inutile de préciser que cette pensée est bien floue : ça se voit de reste. Mais ce blocage-là pourrait en expliquer bien d’autres, notamment celui de l’émotion et de la créativité, comme la répugnance des autres à répondre à mes appels. Peut-être hélas ne serait-il pas tellement caricatural de résumer tout ce blog, tout ce que j’ai écrit, dit ou fait, à une tentative de faire payer aux autres une enfance malheureuse qui n’est même pas certaine, et en tout cas pas prouvée.

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