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Le blog de Narcipat

Bilan d’une trado, 3 : velléités

3 Septembre 2011 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Ego scriptor

     En toute cohérence, ma carrière de traducteur devrait s’arrêter à trois petits pas de ses débuts. J’avais comme une velléité de me laver du style scolaire et grandiloquent de Joan Merriam dans les pièces de Shaw, qui n’ont été traduites, à ma connaissance, qu’assez gauchement, par les Hamon, et pour lesquelles je professe une impénitente admiration : je ne comprends pas qu’on puisse nous infliger ce raseur d’Ibsen en Pléiade (J'excepte La cane sauvage, qui me touche) et que Shaw soit aussi totalement oublié; certes la plupart de ses débats sont datés, mais ça m’indiffère : ce qui me séduit, c’est la verve, l’imprévu des répliques, et l’équilibre des pouvoirs : chez Shaw, il n’y a pas un paumé qui à son tour ne soit maître, le temps d’une scène. Je me tâtais aussi pour traduire Gibbon, dont les litotes sont si savoureuses, et qu’a dilué la mère Guizot en sa lymphe. Mais trois mille pages, et des tassées! Comme dirait l’autre, faut pas avoir les yeux plus grands que le ventre. En outre, adieu les affinités que je me suis senties avec la petite Shirley : pendant dix ans, deux heures par jour résolument en marge de ma recherche fondamentale, il y a de quoi hésiter, ou plutôt ne plus hésiter : qu’un jeune s’en charge!

     Point final, donc… si je n’avais trouvé il y a un mois pour vingt centimes chez Gibert une histoire ahurissante, qui est donnée pour vraie, mais m’inspire des doutes : celle d’un bonhomme fortement soupçonné d’avoir dragué des laiderons via divers sites de rencontres dans divers coins des U.S.A., et de les avoir liquidés pour leur faire les poches. Ça s’intitule Dog Lover (L’amateur de cageots??? I translate under correction) et c’est signé L. J. Pisdow, un nom qui fleure d’autant plus fort la forgerie (pissed off???) qu’il est absent de Google, tout comme celui du personnage principal (Peter Blackbear), lequel, d’après le bouquin, aurait été trucidé en prison par un codétenu (forme de peine de mort furtive très en faveur dans ce pays, apparemment, et bien pratique dans les états abolitionnistes). Comme l’affaire est narrée comme récente (2005-2006, copyright de 2009), qu’elle aurait défrayer la chronique, et qu’il n’y a pas trace sur le Ouaibe d’un article la concernant, je suis porté à la croire fictive – à moins que les noms propres n’aient été modifiés (il y a déjà un Fort-Balls qui dissimule apparemment Tampa, alors que Savannah et quelques autres lieux ne sont pas déguisés). Un roman donc, qui affecterait les dehors d’un “thriller vrai”, et peut-être s’amuserait à les parodier. Le plaisant, c’est qu’à côté des platitudes omniprésentes dont je suis incapable de mesurer la teneur en ironie (sur le dur boulot des flics, par exemple, et les difficultés de leur vie de famille, pauvres choux qui ne voient jamais leurs enfants) on trouve des énormités à la limite de la vraisemblance : dès le premier chapitre, par exemple, un cadavre enfoui dans le béton frais, et dont les gaz ont fait des bulles à la surface; mais le tout a durci à l’issue du week-end, de sorte qu’on est obligé de découper un bloc de plusieurs quintaux… dernière demeure de Dorothy McCallum, décrite par un témoin comme “la femme la plus laide d’Amérique”, et qui s’était trouvé un emploi et un mari… au royaume des aveugles! Si l’on veut, c’est possible; mais ça paraît un tantinet trop bien trouvé, et il me semble que le gars Pisdow se marre dans son coin. 

     Trop bien trouvé, ou bien plutôt très mal? « Ciel! L’homme avec qui j’ai couché… c’était mon père! » Voilà une surprise qui dans la vie est soumise aux stats, donc doit se produire une ou deux fois par siècle à tout casser. Tout à fait normal, quand ça arrive, qu’on s’ébahisse de ce fait-divers insolite. Dans les ouvrages de fiction, il est nettement plus fréquent, et s’il ne l’est pas davantage, c’est qu’ils se piquent de vraisemblance. Il me paraît donc assez tordu, et relever quasiment de la tricherie, primo, de faire passer un roman pour une histoire vraie, et, secundo, de le truffer de péripéties romanesques, qui seraient banales dans une fiction, et auxquelles on confère de la sorte un mérite qu’elles n’ont pas. L’amusant, d’ailleurs, c’est que, réciproquement, les prétendus romans sont composés, parfois à presque cent pour cent, d’emprunts directs à la vie. Et que bien sûr, la vie s’inspirant de la fiction, qui dira quelle part en est vécue pour être montrée, donc inauthentique? Mais cette éluc me mènerait trop loin, et n’est pas de saison. Dans l’état de délaissement où je végète, je ne suis pas loin de considérer que l’invraisemblance basique de tout roman, comme de toute biographie, c’est qu’ils supposent qu’on s’intéresse à un autre, assez du moins pour raconter ce qui lui arrive, ou l’inventer. Au point où j’en suis, le seul sujet qui s’impose encore à moi et me dissuade de grimper sur un sommet gelé dès l’arrivée des froids (à supposer que le courage m’en vienne enfin, après vingt ans passés à l’annoncer au vent… et aux hommes), consiste, dans le prolongement de ce blog, à tenter une synthèse de mon cas, et de lui seul, au lieu de le distribuer sur douze personnages, comme dans ce Narcipat inachevé; et, puisque l’organisation thématique n’est pas au point, et ne me permet pas d’être exhaustif, à me rabattre sur le chronologique, vulgo à écrire les Mémoires d’un Inexistant : dix fois, je les ai commencés, et dix fois délaissés, parce que le je coince et qu’il est odieux, qu’il se loue ou se dénigre : seule la troisième personne peut être porteuse d’objectivité (illusoire) et la plume me tombe des mains parce qu’un x qui écrirait de mézigue, même en tant que cas pathologique, échappe à toute crédibilité : c’est supposer le problème résolu, feindre d’avoir trouvé le regard contenant que je recherche sans vraiment l’espérer.

     Mais revenons au sieur Pisdow. L’action se déroule en Floride, le bouquin est publié en Écosse, et non seulement on se demande ce qu’il faisait dans les bacs de Gibert, où j’ai à l’occasion déposé mes propres ouvrages, mais il est étrangement émaillé d’expressions françaises : à se demander si ce bonhomme ne vivrait pas dans Maville (où les Anglo-Sax sont nombreux à se chauffer au soleil, mais bien sûr pas ombre de Pisdow dans l’annuaire) et si ma (très faible) velléité de trado ne dissimulerait pas l’espoir d’un contact avec une âme-sœur qui me rendrait la pareille… Mais quoi? L’histoire en soi est savoureuse, les valeurs admises y sont pas mal chahutées, le style est concis, parfois piquant… et il n’y a pas de concurrence! Si c’est ça ou crever, pourquoi pas ça? Donnons-nous quand même le temps de réfléchir.

 

Note de 2018 : il n'y avait là qu'une imposture, non pas d'un quelconque Pisdow, mais de moi. Je n'ai d'ailleurs réussi à écrire que deux (longs) chapitres de L'amateur de cageots, avant que l'ignorance des realia américaines ne me paralyse la main. Après projet fugace de transporter l'action en France, je l'ai envoyée au cimetière des avortons, d'où je n'ai jamais tout à fait désespéré de la tirer. L'étrange est d'avoir traduit depuis un recueil d’histoires vraies parfaitement bidon, mais, elles, nullement parodiques.

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