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Le blog de Narcipat

Préserver la créativité à la maison, 5 : « Modèles de créativité »

2 Mars 2014 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Teresa M. Amabile : comment on tue ou favorise la créativité des enfants


Chère Melle Ellerbee,

Quand je serai grand, je veux faire exactement ce que vous faites. Alors, s’il vous plaît, faites-le mieux. 

 

     Cette lettre a été envoyée par un jeune fan à Linda Ellerbee, auteur et journaliste de télévision. En tant qu’adultes, nous pouvons montrer aux enfants à quoi ça ressemble, de penser et d’agir de manière créative. Il est donc très important que nous “le fassions mieux”.

     Deux sœurs, Sabina et Annie Yoon, ont publié leur premier livre – un recueil de poèmes et d’essais – alors qu’elles n’étaient qu’en huitième et dixième. Cela dit, être les plus jeunes auteurs publiés de Corée ne constituait pas une telle rareté pour elles : leur père, lui aussi, avait écrit des poèmes à l’école élémentaire.

     Le père de Marie Curie, professeur de physique, l’invitait souvent dans son laboratoire, à examiner ses appareils scientifiques, ses éprouvettes, ses échantillons de minerais, et autre matériel de physique. Il adorait parler à Marie de son travail, lui transmettant sa passion de la science.

     Le goût d’écrire des histoires fut inspiré à John Irving par son père, mais d’une manière moins directe :

 

     Mon père est la première personne que je me rappelle, dont le langage fût tout simplement meilleur que celui de n’importe qui d’autre. Il parlait très bien, et il était très drôle. Je me souviens de l’avoir entendu lire à mon frère et mes sœurs cadets – et d’avoir été très impressionné, en écoutant ces histoires de derrière la cloison.

 

     Les parents peuvent aussi servir de puissants modèles à leurs enfants, en leur transmettant confiance en soi et compétence. Dans son autobiographie, l’anthropologiste Margaret Mead évoque l’impact qu’eurent sa mère et sa grand-mère sur sa propre confiance en soi :

 

     Je pense que c’est de ma grand-mère que je tiens de me sentir bien dans la peau d’une femme. Elle était indiscutablement féminine – petite, délicate, jolie, sans ombre d’affectation masculine ou de revendication féministe. Elle était allée à l’Université à une époque où il était très rare qu’une fille le fît, elle avait une ferme compréhension de toute chose à quoi elle prêtait attention, elle s’était mariée et avait eu une enfant, et elle avait sa carrière à elle. Et tout cela était vrai aussi bien de ma mère. […] Les deux femmes que j’ai le mieux connues étaient mères et avaient une compétence professionnelle. Je n’avais donc aucune raison de douter que l’intelligence ne convienne à une femme.

 

     La recherche a montré que les enfants créatifs s’identifient à de nombreux adultes des deux sexes, et que la confrontation fréquente à des adultes intéressants, actifs et efficients peut stimuler la créativité des enfants. La mère de Mead s’assurait qu’où que s’installât la famille (et les déménagements étaient fréquents) sa fille fît un apprentissage auprès de gens du cru qui se livraient à des travaux intéressants. Et c’est ainsi que la jeune Margaret reçut des leçons informelles de dessin, de peinture, de sculpture sur bois, de modelage, de musique, de vannerie et de tissage. De même Albert Einstein commença à lire des livres de vulgarisation scientifique alors qu’il était enfant, parce que ces livres lui avaient été donnés par un jeune étudiant en médecine du nom de Max Talmey, qui rendait visite aux Einstein toutes les semaines.

     Plutôt que de protéger leurs enfants d’expériences nouvelles et peut-être intimidantes, les parents d’enfants créatifs les leur fournissent, assorties de l’encouragement d’en profiter. Une des meilleures manières de stimuler l’esprit des enfants est d’amener à la maison des adultes intéressants.

     Tous les adultes sont des modèles potentiels pour les gosses : les profs, la famille, les amis de la famille, et les grands-parents. Mais les modèles essentiels, ce sont les parents. Consacrez-vous vous-même à un travail créatif; concentrez-vous profondément sur lui; prenez des risques raisonnables dans la vie; ayez une pensée indépendante et flexible; faites preuve d’autodiscipline et de savoir-faire dans votre travail; et surtout peut-être, quelle que soit votre activité, mettez l’accent sur les joies intrinsèques qu’elle procure.

[Bien beau; mais concrètement, ça signifie quoi, dans huit ou neuf emplois salariés sur dix? D’ouvrir un troisième chantier pour la créativité, qui risque fort de ne recevoir que des miettes. L’adulte qui va mettre à profit toutes ses heures libres pour s’enfermer dans son burlingue et “créer”, je doute fort qu’il soit spirituellement très nourricier pour ses mouflets. Bien sûr, on peut être créatif en cuisine… pour le plaisir, après des heures aux fourneaux, de s’entendre réclamer des nouilles, arf. Sérieusement, Teresa n’est sans doute pas née dans l’or et la soie, mais ses conseils n’en sentent pas moins leur élite bourgeoise à plein nez : gagner sa vie en faisant le travail qui vous botte, c’est ce qui n’échoit qu’à une minorité. Sous ce rapport, je n’ai pas à me plaindre : j’ai souvent été un prof heureux, quoique probablement assez inutile. Mais existe-t-il des brassées d’éboueurs heureux? Quelle créativité peut-on déployer dans ce boulot? Or des éboueurs, il en faut – tant qu'on n'aura pas réussi à faire faire toute leur tâche au public. 

     Par ailleurs, est-ce qu’une enfance frottée à moult adultes admirables est incitée à la créativité? Mon scepticisme est inentamable : je persiste à penser que pour se forger une personnalité, pour abriter en soi l’instance qui décide (provisoirement!) du vrai et du faux, du beau et du laid, il faut que ce qu’on fait et dit compte, et pas dans un monde du faux-semblant, pour des adultes prêts à s’extasier de n’importe quoi, mais dans la concurrence avec des pairs. Inventer un jeu neuf et attrayant, et convaincre les potes d’y jouer, loin de l’autorité des vieux, voilà selon moi la vraie créativité enfantine. S’identifier à un aîné et “faire comme lui”, c’est à peu près la démarche de ces auteurs et peintres du dimanche dont le seul souci est d’en être, et dont l’imagination ne s’éloigne jamais des sentiers tracés.

     Mais je vais arrêter là ma critique, qui se sent pâlotte, pour la raison majeure que le défaut d’identification pourrait être la clef, justement, de mon absence de personnalité, et du même coup, d’une créativité pénible, voire impossible. Peut-être me suis-je identifié à mon père, mais j’en ai perdu et censuré le souvenir : aussi loin que je remonte, je n’ai admiré strictement personne, n’ai souhaité ressembler à personne, et cette phase de l’identification, qu’on nous dit nécessaire à l’édification du moi, manque complètement dans ma vie – ce qui pourrait bien me condamner au “pénis fécal”, à la création fausse du “faire mieux”, dont l’éreintement marginal (cf. ici même) constituerait l’épure : faire une œuvre de chier sur celle d’autrui. Tout se passe comme si, faute de cette démarche mensongère/fondatrice de l’identification, j’étais coupé à jamais de l’authenticité, que je m’épuise à retrouver plume en main, alors qu’elle irait de soi pour un humain normal. Ce n’est là que la vague ébauche d’une vue d’ensemble que je ne dominerai probablement jamais, mais assez pour subodorer sous bénef d’inventaire que ma critique pèche par la base, et que toute cette atmosphère de collusion qui me débecte et me fait prendre en grippe ces petits merdeux si à l’aise dans l’héritage (papa z’aussi avait publié des vers en 10ème!) pourrait bien être le bouillon de culture où s’élabore l’authentique motivation intrinsèque.

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