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Le blog de Narcipat

Pour en finir avec Martin-Chauffier

12 Janvier 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Autres narcisses

     20 septembre 1943 : « On écrit pour être lu. Mais non point pour le public, je veux dire pour plaire. On écrit pour le lecteur idéal, qui ne vous propose ni la renommée ni la fortune; qui vous impose des exigences. La première, et principale, c’est d’être clair, sans sacrifier la complexité au désir légitime d’être entendu. Être clair ne signifie pas être simple; cela signifie être ordonné. C’est pourquoi le lecteur idéal, c’est vous-même. Car pourquoi le mal épuisant d’exprimer ce que l’on sent ou l’on pense, si l’on ne sait que l’expression, et ses rigueurs, impose aux sensations, aux sentiments et aux pensées qui s’agitent en vous l’ordre qui leur confère une qualité, et l’existence même? Je vois beaucoup d’esprits, fort intelligents et dynamiques – Desjardins en est le modèle – qui reculent devant le barrage de l’expression, ou qui échouent. Ils ont la force d’assimiler, de concevoir, d’inventer : ils n’ont pas celle d’exprimer qui est d’abord mise en ordre, et sous sa propre marque. Paresse, bien sûr; plus encore, terreur. Ce sont d’ordinaire des hommes fort doués pour la parole, ou qui ont l’habitude de la parole, et à qui manque ce surcroît de passage à l’écriture, qui interdit toute complaisance, toute séduction, qui vous impose d’être seul devant la pensée nue, qui doit rester nue, et être belle. »

     Que l’écriture interdise toute complaisance, toute séduction (il faudrait d’abord éviter d’amalgamer les deux), utopie : la séduction est à la source du projet même, elle est en somme sa vérité génétique, même si elle est ensuite occultée, chez les meilleurs, par une exigence vis-à-vis de soi; quant à la complaisance, elle constitue un risque permanent, et il est impossible d’écrire la moindre phrase sans y céder peu ou prou. Cela posé, on est bien forcé de convenir que l’écriture, même la plus frivole, exige plus de temps, de réflexion, d’autocritique que la parole impromptue. Mais n’oublions pas que ce sont là, aussi, des commodités : il est un peu plus aisé de se donner les dehors de la maîtrise quand on a tourné son stylo 77 fois 7 fois dans sa main que lorsqu’on logorrhe sans prompteur. Le choix de l’objet-livre peut être envisagé comme une ascèse, mais aussi comme une position de repli, un compromis entre la conscience de ne rien valoir et le désir de paraître (de préférence, le meilleur) : à force de refonte et de rapetas, je puis passer… pour ce que je suis, mais ne suis qu'à l’écrit.

    Que l’exigence de clarté se confonde avec celle d’ordre, je n’en suis pas convaincu, ou alors en un sens si large qu’il se délite : La Rochefoucauld est plus clair qu’un pénible corrigé de disserte; que cette exigence soit première, certainement non : de nombreux écrivains, en prose ou en vers, l’ont absolument négligée, ou en ont pris le contre-pied; et la persistance d’une certaine opacité pourrait être tenue (pas seulement en poésie) pour un gage de durée; d’autre part, ceux qui désirent être compris doivent, avant même de s’attabler, présumer qu’ils ont quelque chose de tant soit peu neuf à dire… mais laissons cela. Ce qui m’interpelle, c’est le raccourci : On écrit pour être lu, mais par un lecteur idéal… qui en fin de compte ne peut être que nous-même. Savoureux sous la plume d’un bonhomme qui se scrutait inlassablement sans parvenir à savoir ce qu’il valait, et qui avait un besoin vital qu’on le lui dît… et répétât! Mais, encore qu’il reçût de ses potes du métier des avis planant à mille pics au-dessus de ce que j’ai ouï ou lu, moi, de plus futé sur mes textes, il reste évident que pas un lecteur ne peut prétendre avoir saisi le quart ou le centième des intentions et raffinements de l’auteur. Ce qu’on lui demande, au lecteur, c’est la distanciation dont on est incapable, attendu les ruses inépuisables de la self-complaisance, mais distanciation tempérée d’un minimum de compréhension, et comme l’ordinaire des avis sincères est du genre : « Pourquoi t’as écrit ce bouquin plutôt qu’un autre qui n’a rien à voir? » il va sans dire que même un scribouillard modeste, si cette sous-espèce existait, ne saurait s’en contenter. N’empêche qu’on n’écrit pas pour soi, mais dans l’attente d’un lecteur dont la première caractéristique doit être l’altérité, seule susceptible de me fonder, tout inimaginable qu’elle me demeure. Ce qu’on exige de soi, personne de concret et d’actuel ne pourrait l’exiger, d’accord; mais on l’exige en prévision d’un public inconnu et absolu. Et l’on aura beau faire, il subsistera toujours une part d’esbroufe contre quoi lutter.

      L’appétit de réhabilitation/apothéose que je logerais à l’origine de toute carrière artistique ou littéraire, la réussie comme les mille ratées (ratées, peut-être, en profondeur s’entend, toutes celles qui ne parviennent pas à se détacher de ce désir originel) donne au public ou à l’âme-sœur un rôle si proche de celui de la mère dans le paradis fusionnel qu’il est irrésistible de s’interroger sur la fonction des espoirs parentaux : LMC ne le fait pas pour son compte personnel dans ce journal, mais il prête à la question une attention révélatrice :

     « J’ai connu un garçon touchant, qui s’appelle Rémi Bruyer. Il ne manquait pas de dons, ni de talent. Il me confia un jour que sa vie était gâtée car ce qu’il avait besoin d’exprimer eût demandé du génie et qu’il n’en avait pas. Cette privation de génie faisait son malheur mais aussi son élévation. [“Élévation” perdue par la suite, le type de contentant de “grandes machines” : « Ce qui lui manquait, désormais, c’était le besoin, et la privation. »] C’est un sentiment analogue, mais plus nuancé que je vois dans les carnets de Daniel Fleg, dont je viens de commencer la lecture. C’est le journal d’un garçon qui s’est suicidé à vingt-sept ans, après s’être raté à vingt-deux. […] Il a été élevé comme un garçon promis à un grand destin et riche de possibilités. Il en doute : c’est-à-dire qu’il veut y croire, qu’il y croit parfois, mais que son état physique et mental lui fait craindre d’être inégal, non seulement à ce destin promis, mais à ses dons. Il a pris goût à leur grandeur, il ne peut s’en passer, et la voit s’échapper. C’est le mal dont il périra […] Malheur des jeunes garçons salués dès l’enfance comme s’ils portaient le signe du génie (et il devait faire illusion, on le sent assez : l’enfant, le jeune doué qui séduit tous autour de lui) : on ne leur laisse pas le soin de faire eux-mêmes le point. Le “Tu auras du génie”, bien plus cruel que le “Tu seras épicier”, car on peut toujours, si l’on porte en soi quelque pouvoir, briser les vitres de l’épicerie; on ne peut pas descendre du piédestal où l’on a posé votre berceau : il en faut tomber et se casser la gueule. “Tu auras du génie”, vœu des parents adorant, qui ressemble à une malédiction. » (29 juin 1941) Pensée de tout repos, soit, et soit encore, si je la reconnais, si je me sens visé, c’est qu’elle me stagnait déjà dans la tête – à bien des nuances près : je ne crois pas à l’innéité ou à la fixation précoce des dons, à des frontières infranchissables entre travail et talent, talent et génie, ni que la surestimation des gosses soit nécessairement “adorante” : j’y verrais plus volontiers (à moins que l’adoration elle-même ne soit à questionner) une manière de dévaloriser d’avance les accomplissements en définissant un potentiel chimérique, qui est précisément ce que, père ou mère, vous êtes censé avoir transmis, et que ce morveux exploite si mal! Attitude parentale foncièrement narcissique, ouvrant tout grand le porche à la malveillance (« Tu ne fais que ton devoir, et encore, maigrement » : au regard des espoirs autorisés par le potentiel, on est fondé, “pour le bien du môme”, lequel autrement “se reposerait sur ses lauriers”, à critiquer tout l’actualisé), malveillance qui envahira la relation à l’époque de la révolte et de la rivalité. Reste que LMC cerne assez pertinemment la tragédie de ces vies condamnées au déficit suite à une inflation d’espoir, et que la genèse du self grandiose (qu’il affecte 1 ou 100% de l’humanité) demeure une énigme : il peut résulter, comme j’essaie de m’en convaincre, d’une réaction de l’individu à ce qu’il ressent comme un rejet, mais cela n’exclut nullement, bien au contraire, qu’il ait pu décevoir des espoirs authentiques placés sur sa tête, et il faut bien convenir que d’avoir authentiquement déçu papa est une éventualité qui ne m’enchante pas. Quelle solution, pour un père ou une mère affectionnés? On a envie de répondre par le mot de Freud, qui mériterait de n’être pas apocryphe : « Comme vous voudrez, Madame. De toute façon, ce sera mal! » Entre ne rien attendre et attendre trop, quel gouffre! Appliquer un principe de non-intervention? C’est idiot, car les goûts et les dons de votre enfant seront largement fonction de ce que vous lui aurez proposé. D’autre part, certains spectacles que j’ai eus sous les yeux m’interdisent de penser que la persévérance puisse être fille naturelle de la liberté. Ne pas juger? Mais l’enfant (et l’adulte, si ça existe) sont avides de jugement. Arrêtons-nous là : si j’avais la solution, ça me fannndrait le cœur de n’avoir pas eu l’occasion de l’appliquer. 

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