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Le blog de Narcipat

VIII : “mobilité des sentiments”

9 Juillet 2013 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Le Senne : Les Nerveux


Portrait psychographique du nerveux

 

Nous venons, dans le résumé des résultats statistiques, d’indiquer l’influence dans la manifestation du caractère nerveux des conditions fondamentales, élémentaires de ce caractère. Nous allons classer maintenant les faits en fonction, non plus des éléments, mais des groupements d’éléments dont la considération fait ainsi la transition de la caractérologie générale à la caractérologie spéciale, en procédant des effets du groupement ÉP (émotivité-primarité) à ceux du groupement nAP (inactivité-primarité), puis à ceux du groupement nAÉ (inactivité-émotivité).

 

GROUPEMENT ÉP

 

A) La mobilité des sentiments. – Ch. Fourier, parmi les tendances humaines dont il a esquissé l’inventaire, a discerné un besoin de renouvellement qu’il a appelé la papillonne. Toute conscience le connaît à quelque degré d’après son expérience propre; et on peut le comprendre en son fond comme le besoin de l’esprit, lorsqu’il se sent s’objectiver, se naturaliser, s’anéantir dans l’habitude et la nature, de faire retour à la conscience et à sa plus vive actualité. Dès que l’ennui, tonalité de l’indifférence, l’envahit, il éprouve le besoin de se réveiller et cherche ce réveil dans le renouvellement de ses impressions, qui ont d’autant plus de charme qu’elles sont plus fraîches, qu’elles n’ont pas encore été flétries par la répétition et l’accoutumance. – Ce qui est vrai en moyenne de toute conscience l’est, par l’effet de la spécialisation caractérologique, éminemment de telle famille de consciences. La mobilité des sentiments au plus haut degré distingue des [sic] émotifs-inactifs à fonction primaire. L’émotivité accentue les éléments de la scansion affective de la vie; ni l’activité, qui tend à substituer, à l’action de l’objet sur le sujet, celle du sujet sur l’objet, ni surtout la secondarité, qui joue dans notre vie énergétique le rôle d’un volant et tend par suite, dès que le régime moyen de la vie mentale est troublé, à le rétablir, ne peuvent intervenir. La mobilité affective doit être chez les nerveux à son maximum.

     Aussi n’est-il pas étonnant que la mobilité des sentiments soit le trait le plus manifeste que leurs œuvres et leur biographie nous permettent de reconnaître dans le caractère des nerveux dont les noms se trouvent sur la liste donnée au début de leur étude. « De sensibilité instable, passant du rire aux larmes, de l’emballement le plus déraisonnable au désespoir le moins justifié », voilà ce que dit Malapert de la jeune femme qu’il décrit. Rimbaud explique le rythme de sa propre sensibilité et déjà le change en programme quand il écrit : « Le poète doit rechercher toutes les formules d’amour, de souffrance, de folie » (cité par R. CLAUZEL, Une Saison en enfer et Arthur Rimbaud, Soc. fr. Édit. Litt. et Techn., 1931). Stendhal en donne une image fidèle quand il peint cette mobilité s’exaspérant par l’effet des circonstances chez la duchesse de la Chartreuse de Parme (cf. R. LE SENNE, Mens. et Car., p. 338). Toute leur vie Byron, Musset, Dostoïewski, Heine ont éprouvé et aimé la succession plus ou moins rapide des sentiments parce qu’elle les sauvait de l’ennui toujours menaçant et renouvelait l’intérêt de leur existence.

     C’est cette instabilité affective qui est désignée depuis longtemps par les expressions de cyclothymie ou de cycloïde. E. KRETSCHMER dans La structure du corps et le caractère (trad. Jankélévitch, Paris, Payot, 1930) les reprend en liaison avec celles de schizothymie et de schizoïde. L’usage fait par lui des deux groupes de notions est extrêmement flottant : si l’on se réfère aux applications qu’il en indique, elles vont de la désignation de catégories très larges à celles de spécifications très étroites. Au plus haut degré d’extension la distinction coïncide avec celle de primaire et de secondaire; au plus étroit le schizoïde est un sentimental très introversif et enfermé en lui-même tandis que le cycloïde est un émotif primaire, actif et pycnique ou inactif et instable. Dans ce dernier cas nous retrouvons la mobilité affective des nerveux. Kretschmer écrit (p. 136, trad. fr., haut) : « Le tempérament des cycloïdes oscille entre la gaieté et la tristesse. Oscillations profondes, douces et arrondies : plus rapides et plus superficielles chez les uns, plus pleines et plus lentes chez les autres. [Sic : je suppose que la citation finit là; mais les guillemets ne sont pas refermés.]

     Les données biographiques et pathologiques concordent en ce qu’elles montrent les deux aspects de la mobilité affective qui est, en même temps et plus ou moins, qualitative et énergétique. En tant que qualitative, elle fait passer d’une qualité de l’émotion à une autre, de la joie à la peine, de la confiance à la méfiance, de l’horrible au délicieux et ainsi de suite. La couleur de la sensibilité change, mais on reste au même niveau de tension. La mobilité énergétique au contraire est une dénivellation, elle procède de la dépression à la tension ou de la tension à la dépression : le sujet échange une condition où il est peu à peu dénué de moyens, d’efficacité, de dynamisme intérieur contre une autre où il surabonde momentanément de forces, à moins que ce ne soit l’inverse. En fait les deux oscillations mêlent d’ordinaire leurs ondes et le sujet change en même temps de tonalité et de ton. – Cette double oscillation, d’ailleurs apériodique [meilleure preuve, selon moi, qu’elle dépend des autres], et qui ne fait qu’étendre à la totalité du moi ce qui est surtout vrai de l’émotivité dont elle exprime l’essence bipolaire, entraîne souvent chez l’émotif et particulièrement chez le nerveux la tendance à penser par contrastes et généralement par oppositions.

     À mesure que cette mobilité affective se précipite, soit par l’effet d’une primarité extrême, soit par la rapidité éventuelle des circonstances extérieures, elle tend vers la bigarrure, la juxtaposition de couleurs vives, le manteau d’arlequin. Par elle-même la sensibilité nerveuse se rapproche de la naïveté populaire, de la vivacité enfantine. Elle doit se reconnaître dans le carnaval qui est un tournoiement d’actions contrastées, dans le bal costumé qui juxtapose les époques à travers le temps, dans le travesti qui met à un homme d’aujourd’hui un vêtement d’autrefois, à un sexe le costume de l’autre et renouvelle les sensations par leur mélange inaccoutumé. [Quelle daube! L’adepte des déguisements se préoccupe surtout d’échapper.] Toute culture est l’imprégnation d’un peuple et d’une époque par un caractère : le XVIIIème siècle vénitien a exprimé la fièvre, l’aventure et le caprice du caractère nerveux, tel que le fait la mobilité affective.

[Ma foi, il m’en coûte de recopier cette tartine, et je me demande s’il ne conviendrait pas d’élaguer un peu. Probâb’ que c’est ma propension à penser par contrastes qui ne trouve pas sa pâture… Le plaisant, c’est que, d’après mon expérience, c’est moins la mobilité affective en soi que sa projection sur le partenaire qui perturbe les liens, et finit par leur être fatale. Pour moi, le bonheur prolongé se fond en ennui (la couche superficielle, du moins) mais l’ennui subi ne serait pas un tel supplice, si l’on ne le percevait comme le signe que l’autre en éprouve aussi, et en rend responsable votre impuissance à vous renouveler. « Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient, mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons. » Et pas même à ceux que, parce qu’ils nous ennuient, nous nous figurons ennuyer! Ajoutons la 178, pour préciser et nuancer la “papillonne” : « Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n’est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer, que le dégoût de n’être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l’espérance de l’être davantage de ceux qui ne nous connaissent pas tant. » Je ne dis pas que toute instabilité soit histrionique, mais je suis bien placé pour savoir que la solitude l’assagit considérablement, chez les narcisses du moins. Quant à la 75, j’ai dû la citer dix fois, ça fera onze : « L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre. » À quoi l’on peut répliquer, bien entendu, que Philémon et Baucis craignent toujours, après cent ans de vie commune… Je crois plutôt qu’ils ont une autre conception de l’amour, qui m’est inaccessible… ainsi qu’à La Rochefoucauld! Mais la mobilité affective n’est pas la clef unique de la divergence : c’est la satiété qui tue le sentiment, chez un narcisse immature dans mon genre, qui peut aimer longtemps, quand la réciprocité est envisageable, mais pas avérée. Tout est là.

     Mais n’y a-t-il pas là-dessous une mobilité plus basique? Il est de fait que ma pensée est totalement réfractaire au suivi, à la concentration, et que lorsque je me pique de méditer, je cours sans relâche d’un point à un autre, comme une bille de flipper, collectionnant les éclairs blancs, qui me vident le cerveau. Ce phénomène-là, je l’attribue à la peur de voir ma nullité en face, et à un effort, lui constant, de capter le regard de l’autre. Mais il n’est pas impossible, après tout, qu’il soit congénital…]

La destination poétique. – Que de là doive résulter la délicatesse la plus exquise du sentiment poétique, il n’est que trop facile, a priori de le comprendre, a posteriori de le vérifier en constatant qu’aucun caractère ne compte un aussi grand nombre de poètes, comme on le voit déjà par la courte liste que nous avons constituée. Il y aura des poètes sentimentaux, mais ils tireront la poésie vers la philosophie, comme Vigny; d’autres seront colériques, mais ils la tireront vers l’art oratoire comme Victor Hugo; et ainsi de suite. Le nerveux est le caractère de la poésie pure parce que l’imagination qualitative est l’expression spontanée de l’émotivité souveraine. Certes tous les nerveux ne peuvent pas être des poètes, car, pour écrire un poème, il faut plus que la vocation de l’être par la puissance de sa nature, il faut aussi certains dons techniques, dont les conditions sont organiques et spéciales, comme la sensibilité aux rythmes, l’art d’associer les mots par leurs rimes, l’originalité et la finesse dans la perception des ressemblances. Aussi les nerveux se distribuent entre ceux qui sont capables d’écrire des poèmes et ceux qui les lisent; mais tous ont normalement le sentiment de la poésie et le proclament. Les jugements spontanés de valeur qu’un homme énonce expriment ses valeurs caractérologiques. Il ne les justifie pas et il n’a pas à les justifier parce que d’une part toute valeur s’autorise par elle-même, et que d’autre part les raisons qu’un homme peut se donner pour y adhérer ne sont que les prétextes de son goût inné pour elle. Mais ils constituent un témoignage direct sur son caractère.

[La caractérologie ne prétend donc pas (Freud non plus, si mes souvenirs sont bons) percer le mystère du talent, ni même du simple savoir-faire. Le fâcheux, c’est que cette conception du sentiment poétique comme apanage du nerveux, tantôt comme producteur, tantôt comme usager, s’achoppe à l’infinité de scribouillards qui débitent une “poésie” abominable (le plus souvent tant bien que mal rimaillée) sans s’aviser un instant qu’ils n’en sont pas et ne font que singer les vrais : je crains fort d’être de ceux-là, et chaque chansonnette mise en ligne me coûte des affres, sans pourtant que j’arrive, quand je les pose à plat, à préciser ce qui cloche au juste. J’accroche au passage moult imperfections techniques, mais ce ne sont que des détails, l’essentiel est ailleurs, je ne parviens pas à déterminer où, ni même si cet essentiel est doté de la moindre objectivité, l’inintérêt des lecteurs n’étant pas probant, et la terreur d’être “faux jusqu’au trognon” pouvant très bien ne reposer sur rien. Mais peu importe où je me loge, c’est un fait, primo, que les poètes exécrables surabondent, et secundo, que de nos jours il n’y a pas un consommateur de poésie pour dix producteurs. Qu’est-ce que ça signifierait, qu’un Émotif-Inactif-Primaire soit voué à la poésie, si c’est, en écrasante majorité, à la mauvaise? Et cependant, il me semble bien, en effet, que rien n’écrabouille un poème comme le rouleau-compresseur du système… et que cette impalpable grâce qui fait qu’un vers donne à rêver est en partie issue du refus de lier, caractéristique de la primarité…]

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