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Le blog de Narcipat

VII : tentative de synthèse

6 Juillet 2013 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Le Senne : Les Nerveux

     Un caractère est une unité : rassemblons ces données dans une intuition systématique. Si la caractérologie est une connaissance légitime, elle doit permettre, d’une part, au moyen de faits constatés et, autant que possible, mesurés, de dégager par induction les traits constitutifs d’un caractère; mais, d’autre part, de déduire, à partir de ces traits, c’est-à-dire des éléments de la formule de ce caractère, des propriétés qui se trouveront coïncider avec les propriétés constatées. On établit la réalité empirique d’un caractère par la description statistique ou biographique; mais on doit le comprendre par construction, comme on comprend la formation d’une sphère par la rotation d’une demi-circonférence autour de son diamètre. Voyons s’il en est ainsi chez les nerveux.

     Le nerveux est un primaire, il est émotif, il est inactif. Isolément et en concourant ces propriétés doivent produire et expliquer les modes de sa conduite et plus intimement de sa sensibilité. – En tant que primaire, à cause de l’émotivité qui accroît la puissance des excitations successives qu’il subit et par un effet de l’inactivité qui contribue à le rendre passif par rapport à ces excitations, il doit être le plus primaire des primaires et par suite c’est chez lui que les corrélations de la primarité doivent atteindre à leurs maxima, positifs ou négatifs. Il tend donc vers une condition limite dans laquelle il naîtrait et mourrait avec l’instant. Comme les instants changent, il change. Quand le désir le pousse au travail, il se met à travailler; mais qu’un autre sentiment, éveillé par une autre excitation, intervienne, il cesse ce travail. Très émotif il doit réagir à l’événement; mais cette réaction qui commence et finit avec l’émotion et que contrarie l’inactivité est impulsive. Aussi, à cause de ces variations, son humeur ne peut être égale; ni ses sympathies constantes. Il peut souffrir vivement; il doit se consoler assez vite. Ses souvenirs que la secondarité n’a pas reliés dans des systèmes se renouvellent par les usages qu’il en fait et il change d’occupations. Cette inconstance peut-elle être douce? L’émotivité doit la rendre violente et cette intensité, [sic passim pour la ponctuation, qui me paraît aberrante chez l’auteur – ce qui signifie au minimum que mon système diffère, mais la cohérence du sien me paraît introuvable] se manifester par la force de la voix et la fréquence du rire.

     C’est une loi importante de tout caractère que nous commençons par faire de ce que notre nature nous dessine [sic; et il n’y a pas lieu de supposer une coquille, en dépit de la bizarrerie grammaticale; car Le Senne ne tient pas le caractère pour un destin] à faire, l’idéal de notre vie. [Très intéressant. Mais dans cette optique, les inactifs devraient prôner la paresse, alors que tous ceux qu’on connaît l’ont combattue.] Si nous appelons soi l’idéal que le moi se fait de lui-même le soi est d’abord conçu et cherché dans le prolongement du moi. Surémotif, vivant par l’émotivité successive le nerveux doit vivre pour l’émotivité et son renouvellement : doit lui être essentiel le besoin d’émotions. Il doit vouloir le changement, chercher les divertissements, sortir de chez lui, fuir la solitude.

     En tout caractère les puissances majeures doivent se payer par des impuissances majeures. Il suffit de renverser ses aptitudes pour dégager ses inaptitudes que la statistique confirme. Ce que la variabilité affective rend le plus difficile, c’est l’objectivité dans la pensée et l’action. Il doit être presque impossible au nerveux de se livrer aux travaux imposés, qui ne peuvent correspondre qu’exceptionnellement à ses désirs propres et actuels. Il doit les ajourner ou, s’il s’y engage, les quitter bientôt, découragé. Les grands plans encouragent son imagination, mais comme leur exécution comporte toujours des péripéties pénibles, il doit s’en désintéresser vite. Aussi la persévérance lui manque pour continuer, de même que la discipline de la secondarité pour écarter les tentations, la dépense, supporter les maladies avec patience.

     Le voilà donc rejeté, de la considération des choses auxquelles il n’est pas attaché par le besoin d’objectivité, vers les autres et vers soi. La vanité manifeste à la fois sa faiblesse et sa complaisance pour lui-même. Il cherche l’admiration, les honneurs qui le mettent en évidence, affecte souvent d’être ce qu’il voudrait être, se plaît à entretenir les autres de lui-même. Enfin, quelques documents de l’enquête statistique annoncent ce que les documents biographiques montreront de manière éclatante, les dispositions du nerveux pour l’art et la littérature. Il ment pour embellir, il embellit les autres en les complimentant.

[Comme résumé de l’activité littéraire… mais reprenons au début, car cette “intuition systématique” (délicieux oxymore!) passe mal, sans doute parce que l’intuition-tout-court (sans doute encrassée de théories déjà formées) ne la ratifie pas. À première vue, la démarche de Le Senne est celle que je préconiserais : au lieu de garder des traits épars et de les “expliquer” un à un par l’hérédité, il tient à ce qu’ils soient liés entre eux, à ce qu’on puisse les déduire les uns des autres, et je ne saurais qu’applaudir à cette tentative de synthèse – si elle ne me paraissait, à tort ou à raison, reposer sur un paralogisme : dire que le nerveux, et l’auteur y insiste, doit être tout ce qu’a relevé l’enquête, en vertu des trois “propriétés fondamentales”, c’est leur donner, ce me semble, un statut causal, alors qu’elles ne sont que des lignes de force destinées à rendre intelligibles et maniables les faits observés. Qu’ici ou là on relève ce qu’on peut lire comme traits de primarité, d’émotivité ou d’inactivité, que leur présence même soit écrasante, ne signifie nullement qu’au début existaient ces trois caractéristiques, qui auraient ensuite produit telle ou telle conséquence. On ne “recherche pas des émotions nouvelles”, on n’a pas “besoin de divertissementsparce qu’on est “primaire”, la primarité consiste en une collection de traits comme celui-là, c’est d’eux qu’on la dégage, et prétendre les en déduire me paraît (si je domine la peur de péter plus haut que mon cul) tautologique, comme si, mutatis mutandis, on commençait par induire l’avarice d’Un Tel du fait qu’il porte des vêtements râpés et n’a jamais d’argent sur lui quand sonne l’heure de régler les soucoupes, pour ensuite déduire (cot cot cot prévisible) lesdits faits de son avarice. La causalité est peut-être toujours “une superstition”, comme disait Bertrand Russell, mais distinguer une cause d’une conséquence me semble supposer au moins l’antériorité de la première. Et non seulement les chiffres “écrasants” ne sont pas une surprise, puisque c’est à partir d’eux qu’on a préalablement défini le “nerveux”, mais en outre, j’y reviens, ils ne sont pas si écrasants que ça, puisqu’il y a des nerveux solitaires, casaniers, et dont la vie entière est vouée à une entreprise, alors que certains flegmatiques sont baladeurs. Si tel caractère doit être ainsi, pourquoi donc ne l’est-il pas toujours?

     Il me gêne un peu d’autre part que du fait de son émotinactivité, le nerveux devienne “le plus primaire des primaires”, donc que les propriétés fondamentales ne soient pas vraiment autonomes : on est enclin à se demander si l’une ne découle pas de l’autre, ou carrément si le principe explicatif ne serait pas ailleurs. On aura l’occasion de pinailler en détail avec les développements qui vont suivre, mais ce premier crayon m’instille l’impression pénible d’un tour de passe-passe en extériorité, notamment avec cette puissance fondatrice accordée à l’émotion, indépendamment de ce qui la provoque. Il est évident qu’aucun homme, par ses actions et ses représentations, ne poursuit, comme le voulait Freud, l’objectif de réduire la quantité d’excitation, se donnant le cadavre pour idéal, et je reconnais pour ma part qu’une vie vierge d’émotions intenses ne me paraît pas valoir la peine d’être vécue; mais que ce que déplore surtout ma vieillesse, c’est d’être devenu incapable d’en susciter chez les autres, donc d’agréables pour moi. Du temps d’aimer, on ne me fera pas croire que je regrette l’attente et les déceptions qui composaient 90% de sa trame! L’impécuniosité, la tutelle judiciaire ont suscité à Baudelaire pas mal d’émotions dont il se serait volontiers exempté, tout comme je me passe avec plaisir de tant et tant de baffes dans la gueule égrenées au fil du temps. Personne, “nerveux” ou pas, n’opte pour le malheur pour éviter l’ennui, même si certains, d’accord, s’embringuent plus volontiers que d’autres dans des situations où les chances de bonheur sont faibles. Jappement de roquet? Non, parce que ce qui suscite l’émotion, agréable et recherchée, ou déplaisante et fuie, me paraît de première importance, et que le raccrochage in extremis du narcissisme (« Le voilà donc rejeté, de la considération des choses auxquelles il n’est pas attaché par le besoin d’objectivité, vers les autres et vers soi. ») me paraît puer l’artifice à plein nez : si je suis bien le fil, c’est parce que l’instabilité affective interdit l’objectivité au nerveux qu’il est détourné des “choses” et attiré vers les êtres, dont, comme accessoirement, lui-même. Et l’importance primordiale qu’il s’accorde est ainsi accrochée au train comme un ultime wagon : « Il cherche l’admiration, les honneurs qui le mettent en évidence, affecte souvent d’être ce qu’il voudrait être, se plaît à entretenir les autres de lui-même. » Cela parce que sa variabilité affective le porterait à fuir l’objectivité! Ne préjugeons pas des développements ultérieurs, mais pour le moment, ça me paraît, comme on dit, un peu gros.]

– Tels sont les traits principaux qui constituent d’après les données statistiques, dans les limites de leur valeur, un premier crayon du caractère nerveux. Ces données ne sont pas incohérentes : toutes indépendantes qu’elles soient les unes des autres par leurs origines, puisqu’elles ont été fournies par des milliers d’observateurs répondant à des questions distinctes ou éloignées, elles convergent dans l’unité d’un caractère auquel il nous est tout de suite facile, en regardant autour de nous, de rapporter des noms. Nous pouvons donc dire ce premier résultat objectif. [Autosatisfecit plutôt cocasse, quand cette convergence dans l’unité relève du pur verbalisme. Or pour le moment, ça semble le cas. Déduire le narcissisme d’ÉnAP n’est qu’une pirouette. Il me semble autrement judicieux de déduire de la blessure narcissisque la plupart des manifestations mises au compte des propriétés fondamentales – et même une sensibilité exacerbée.] Mais il nous faut constater aussitôt que l’objectivité est singulièrement défavorable au nerveux. N’étant pas fait pour elle, elle doit en effet le desservir; favorable à la systématisation et l’action extérieure, elle doit déprécier le moins systématique des caractères et le moins intéressé par les choses en tant que telles.

     Aussi pouvons-nous tout de suite mettre en évidence une opposition qui doit servir de principe à l’opposition déjà répétée entre le nerveux et le flegmatique. Dans toute vie humaine doit se rencontrer un mode original du rapport entre un homme et son œuvre. Nous ne pouvons exister sans rien faire; mais nous ne pouvons rien faire sans exister. L’existence et l’œuvre chacune à sa manière débordent l’autre : aucune œuvre n’épuise son auteur; aucun auteur n’est égal à son œuvre qui est aussi dans la nature. Mais, quel que soit le contenu de ce rapport qui spécifie celui du sujet et de l’objet, il doit arriver, soit que l’homme tende à se perdre dans l’œuvre, à se faire objet, soit au contraire que l’œuvre n’ait de valeur pour lui qu’en tant qu’elle est l’expression de lui-même, une partie de ce qu’il est parce que c’est lui-même qui compte à ses propres yeux et non ce qu’il fait. – Les deux termes de cette alternative sont précisément le flegmatique et le nerveux. Que savons-nous de plus de beaucoup de flegmatiques sinon qu’ils ont fait tel livre ou tel acte? Tout ce que fait le nerveux n’a pour fin que de l’exprimer lui-même dans sa singularité. Dès lors, c’est la méthode biographique qui doit nous approcher le plus intimement de lui et nous renseigner le plus fidèlement sur lui : ce sera donc pour lui sans doute que nous recourrons le plus longuement à son emploi. Naturellement, comme nous en avons averti, l’usage de cette source de documents, en nous tournant vers les nerveux célèbres, nous amènera à considérer de préférence des nerveux accentués, de sorte que ce caractère plus ou moins tumultueux par nature devra nous le paraître encore davantage. Il sera donc indispensable d’abaisser pour ainsi dire de plusieurs degrés le résultat de ces analyses quand nous voudrons revenir vers les nerveux atténués, il est vrai pas toujours! de l’expérience quotidienne.

     [Je ne m’aventurerai certes pas à nier cette divergence fondamentale, seulement ce qui s’oppose, à mon humble avis, ce n’est pas l’objectivité à la subjectivité, mais les centres d’intérêt. Combien de savoirs se sont voulus objectifs, de la science des bosses à la création du monde en 4004 avt. J.C., en passant par les mille et une manières de reconnaître les sorciers que nous détaillent Institoris et Sprenger! Toute cette merde “objective” n’appartient plus qu’à l’histoire, alors que ce que Montaigne, La Rochefoucauld et Rousseau ont dit d’eux-mêmes, sans autre outil qu’une intuition tant bien que mal émancipée des croyances du temps, est souvent comme frais d’hier. Ce qui encrasse leur discours, c’est la doxa à laquelle ils donnaient l’entrant à leur insu. Il n’y a pas de voie plus sûre vers la vérité, en matière humaine, du moins, que de se ressourcer au plus profond de soi, et à chaque conviction qu’on rencontre, de se demander : « De qui la tiens-je? Le sais-je vraiment? » Simple exemple, j’ai vu mourir sous mes yeux la liaison rêve-sommeil paradoxal, et désormais aucune “science” ne prévaudra contre la dictée des tréfonds : le “rêve” n’existe pas, nous rêvons en réalité tout le temps, même quand le vacarme de la conscience vigile nous rend sourds à la voix de l’inconscient. J’ai de cela une connaissance intime, et c’est la seule qui tienne.

     Si Baudelaire n’était que Baudelaire, qui donc le lirait? Comment, même aux yeux de son auteur, une œuvre pourrait-elle valoir en tant qu’expression d’une singularité indépassable vers l’universel ou au moins le groupal? L’homme qui est la matière de son livre peut faire preuve de trop de complaisance pour ladite matière, mais son œuvre ne présente d’intérêt que si je débouche sur un tu. Reste que certains restent focalisés sur eux-mêmes, et que d’autres, que ce soit naturellement ou par auto-contrainte, se tournent vers d’autres objets. Que certains, par ailleurs, sont attachés à ce que leur œuvre porte leur marque, l’estimant nulle si elle n’est pas originale. Une fois encore, tout me semble affaire de narcissisme relatif : même s’il ne s’agit que de s’astreindre à un détour, il y a ceux qui le veulent et le peuvent, et ceux qui pas. Quant aux motivations, c’est un autre problème, et la question se pose de savoir si qui que ce soit a jamais fait quoi que ce soit dans un autre but ultime que d’être aimé, admiré, avalisé en quelque manière.]

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