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Le blog de Narcipat

La caractérologie : réserves, 3 : l’émotivité

12 Juin 2013 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Le Senne : Les Nerveux

     On touche apparemment à une terre plus ferme en abordant l’émotivité. Et cependant, comment l’introduit Le Senne, qui n’est tout de même pas un imbécile, et qui semble hanté par la crainte que sa “science” ne soit qu’un nuage de fumée? « Aucune propriété n’a été plus généralement reconnue par les caractérologues : elle doit donc comporter de l’objectivité. » !!! Le pur et simple argument d’autorité, passablement tautologique, quand c’est un caractérologue qui parle. Curieux. Rien pourtant ne paraît plus décalqué du réel que le concept d’émotivité, ni plus prouvé que la mienne, puisqu’il suffit d’une bagatelle pour me plonger dans un pénible état de préoccupation qui rend impossible toute action, tout détour, toute attente, toute application à quoi que ce soit, et même à la recherche de solutions précises. J’en sors : mon disque de sauvegarde s’étant déconnecté, et la chose ne m’ayant été annoncée qu’après dix jours de délai, je viens de friser la séance perpétuelle : quand j’ai fermé l’ordi, il ne s’est pas fermé, et la petite roue du “travail en cours” s’est mise à tourner. Or, rien de l’Inventaire avant liquidation n’était sauvegardé, ni sur papier, ni sur Internet. Je ne cesse de chiner cette “grosse merde” de presque trois millions et demi de caracs, mais il n’en va pas moins sans dire que son naufrage noierait le capitaine, même un capitaine qui, sauf-cécité-ou-douleurs-incurables, a renoncé au suicide. Face à quoi, aucune raison, ce qui s’appelle aucune, pour qu’un périphérique fou contamine le disque interne… enfin : autant que sache, du moins, un pur utilisateur ignare, et à peu près infoutu de pêcher le moindre tuyau dans le manuel! Je venais de boucler pour la journée : quoi donc m’empêchait d’attendre huit ou dix heures, jusqu’à mon lever, une possible mise à jour, et seulement alors, de prendre le risque de couper le courant? C’est à quoi je me suis exhorté… trois quarts d’heure. Mais c’était intenable. Je n’aurais pas fermé l’œil. Oh! Je ne criais pas, ne m’agitais pas, un observateur m’eût jugé quiet; mais passer le temps m’était supplice : les lignes du polar fuyaient sans former sens, je ne savais que ressasser niaisement l’irréparable perte de l’enfant de ma cervelle, d’un an et demi de travail, perte à quoi nul jamais, même y ajoutant foi, ne compatirait… Retentissement immédiat, qui se serait bien vite évaporé? En tout cas, charge émotive indiscutable, rappel de ces journées d’hébétude à attendre une lettre d’Hélène, puis, huit ans plus tard (le progrès technologique ayant étalé les affres sur la journée entière) un courriel de la même; et de tant d’autres prostrations, en tout temps, consécutives à une agression (celle de la grosse salope, par exemple, qui avait massacré mes élèves au Bac) : laps pantelants, annulés pour la création, toute forme de travail, et même de divertissement… S’il est une donnée que le doute épargne, c’est bien l’émotivité maximale que confirment les tests (91/100 à celui de Berger [1]) et qui, poussée à ces paroxysmes, n’est guère qu’un handicap.

     Il est un peu gênant, bien entendu, que le même homme n’éprouve que des sensations très pauvres, et soit inaccessible aux sentiments objectaux, à moins qu’ils ne soient refoulés. Cœur de pierre et âme rampante, ce n’est pas l’idée ordinaire qu’on se fait d’un être sensible. Il est certes bien précisé que l’émotivité doit être évaluée en fonction des intérêts du sujet; et il n’est pas neuf que ce qui me constitue charogne soit précisément le resserrement des émotions sur les petites affaires de mon cher ego. Le problème étant que le manque d’empathie qu’on m’a parfois reproché, rien ne me prouve encore que j’en sois plus affecté que le commun des mortels. Proust ne vise pas que la mère Verdurin (laquelle, grâce à une ordonnance-bidon de Cottard, a obtenu l’autorisation de se faire faire des croissants en pleine guerre, et déguste le premier le lendemain du naufrage du Lusitania) quand il écrit : « Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, le passagers engloutis; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. » Ma différence, s’il y en a une là, serait plutôt dans la subordination du bien-être à l’image et à la valeur. Et je persiste à soupçonner cette tare d’être obscurément liée au prétendu défaut d’empathie, s’il existe, voire que le blocage de la jouissance ne fait qu'un avec celui de la compassion; mais comme ce soupçon ne trouve à s’exprimer qu’en termes très généraux (« “Nous” ne vivons pas vraiment », etc), autant passer outre.

     Le risque de perdre un très gros nounours, voire “le travail d’une vie” (= qui s’y substitue) sera à coup sûr tenu pour négligeable par qui, pour ledit “travail”, n’éprouve ombre de curiosité, et n’a aucune raison de lui accorder la moindre importance a priori, ce qui serait mon cas s’il s’agissait de l’œuvre d’un autre : comme si, depuis 7000 ans qu’il y a des hommes, et qui pensent, on n’avait pas noirci assez de paperasse comme ça! Mais cette indifférence présumée ne faisait que m’abattre davantage. Le risque, m’objecté-je, était faible; mais je n’en savais rien, n’ayant aucun accès à la face cachée des ordinateurs. Cela étant, le sujet lui-même reconnaît volontiers après coup la minceur du motif de ses émois : j’admets que je m’énerve, pète un plomb, me mets la tête et le cœur à l’envers pour des riens – du moins qui paraissent tels au moi “raisonnable”, quand l’émotion s’est envolée. Mais est-ce si “rien” que ça, en profondeur, qu’on ne me salue pas, qu’on néglige mon avis, qu’on sacque mes élèves, qu’une démarche me soit rendue difficile, ou que quelqu’un puisse me rendre visite aujourd’hui, la valeur de l’ego étant en jeu? Ayant à me faire délivrer une carte grise,  il peut me paraître à moi-même insensé que la queue style Bombay ou Moscou que je découvre à la préfecture me casse bras et jambes, et d’écumer en m’avisant qu’il faut se la cogner rien que pour confirmer un rencard pris sur Internet. Mais c’est que cette vision kafkaïenne s’aggrave de mon isolement, et de la gifle qu’encourt ma prétention secrète à l’omnipotence. Il est fou de descendre vingt fois à la boîte pour un colis qui tarde, de rugir que les avis de passage du facteur, les prétendus “suivis”, soient bidonnés, etc, je me le répète assez, et prends assez facilement sur moi, en présence d’un mauvais procédé tous azimuts, et non ciblé sur ma personne; mais même en ce cas, j’ai peur de n’être pas à la hauteur, de faire face moins bien qu’un autre. Il ne s’agit pas de pinailler pour le plaisir, mais de se demander si la différence primordiale ne serait pas, plutôt que dans quelque émotivité congénitale, dans le doute sur soi qui, lui, n’était pas présent in utero, même sous forme de potentiel. D’accord, ça ressemble fort à considérer les causes de mon émotivité comme universelles; il n’est pas impossible qu’on les retrouve dans l’enthousiasme patriotique délirant, par exemple, des spectateurs d’un match de foot, mais sous une forme si différente que la postulation d’une identité fait problème. Il n’empêche qu’avant de s’interroger sur l’intensité morbide des émotions de Julot, il ne serait pas inutile de chercher s’il n’a pas des motifs pour en éprouver davantage que Norbert, motifs objectifs ou intimes. Nul n’irait tenir pour pathologiquement émotif un pilote de chasse plus tendu, au moment de prendre le manche avec une sérieuse possibilité d’être descendu, que le personnel qui reste à terre! Pourquoi une démarche administrative irait-elle perturber le type qui a cent amis à qui demander des tuyaux, et qui, s’il se casse le nez, ne s’en sentira pas entamé? Un sourire de mépris ravager un bonhomme dont le soi est bien ferme sur son trône intérieur? Est-on vraiment fondé à tenir l’émotivité comme originelle, et n’y a-t-il pas moult cas où, d’évidence, le drame qu’on fait de peu de chose sort tout droit d’expériences plus ou moins précoces? Qui s’étonnerait qu’une greluche sans charme ne suscite pas des passions aussi dévorantes qu’un ange inespéré? et qu’en revanche et corrélativement elle puisse aimer, elle, avec un emportement dont n’approcheront jamais celles qui n’ont que l’embarras du choix? La peur et la colère ne sont pas innées, pourquoi leur intensité le serait-elle?… Mais tout à coup, je ne comprends plus le distinguo que je prétendais établir. Attribuer un “excès” émotionnel à une cause subjective ou à une sorte de multiplicateur personnel, n’est-ce pas tout un? À ceci près que je puis le rattacher à une série de traumatismes, en commençant par celui de la naissance…

     Il est en fait à peu près impossible de comparer l’intensité des émotions sans se référer à une norme sinon universelle, du moins valable pour un groupe étendu. ”Étudier auparavant” les intérêts de chacun n’est qu’un vœu pieux : toute échelle commune se dérobe. On va classer non-émotif celui qui aura affiché l’imperturbabilité au milieu des criailleries : assez facile, quand on se fiche du débat en cours. Savoir du reste s’il ne se cuirasse pas? Moi, en tout cas, je ne me suis jamais abandonné à une “rage folle” sans évaluation sommaire des forces en présence et de la réception escomptée… confiant à ma véhémence le soin de prouver le tort subi, soit, mais pas auprès de ceux dont je ne pouvais attendre que des haussements d’épaules! Et tous les tyrans domestiques que j’ai observés sont du même carat : s’ils incendient Bobonne, c’est qu’ils la présument bon public. Avec une récalcitrante, ils y regarderaient à deux fois. Quand je me “laisse emporter par l’éloquence”, quel observateur ne conclurait à une forte émotion? Alors que de l’intérieur, je sais bien que c’est souvent sa carence que je dissimule, en stratège qui lance une vive attaque aux points du front les plus dégarnis de troupes. Et même seul face à moi-même, combien de fois ai-je eu l’impression de fuir le néant dans l’angoisse, non pas délibérément, mais subvolontairement, en extrayant du bleu une prétendue agression!

     Il y a, bien sûr, des éléments en corrélation qui me troublent. Corrélation probablement truquée, artefactuelle, et du reste à étudier de près. Je suis certes mobile et d’humeur alternante, mais n’est-ce pas essentiellement du fait de l’apport d’autrui et de l’importance que je lui accorde? Ma démonstrativité, j’y reviens, n’est-elle pas souvent une tactique qui, loin de trahir l’émotion, s’emploie à la susciter en moi, via autrui, ou à cacher son absence? Le superlativisme de même? « C’est-à-dire l’emploi de mots jugés excessifs par l’homme moyen pour qualifier les événements et les objets, tels que atroce, détestable ou infect pour désagréable ou délicieux, ravissant ou splendide au lieu d’agréable » : voilà bien un trait indéniablement distinctif, qu’on retrouverait jusque dans mes bulletins, voire dans mes évals d’eBay, les rares négatives enfuriant ceux qu’elles flétrissent, mais les élogieuses, je le subodore, mettant à la géhenne certains de leurs destinataires, qui savent bien n’en mériter pas tant, et ne renvoient pas l’ascenseur au détraqué qui leur écrit : “Transaction adorable”, “Gentleman-vendeur d’une courtoisie exquise”, “Au-dessus de tout éloge”, “Ce n’est plus de la vente, c’est de la sainteté”! Et allez donc! Ces substituts-de-caresses, à dire vrai, s’adressent de préférence aux femmes… Mais qu’en privé j’émette un grief, et qu’on ne s’excuse pas, l’eau-de-fleurs tourne illico au vitriol. Lamentable pignouf qui met en vente des cadeaux-Bonux et gratte sur les frais de port. Comme si j’ignorais combien il en faut peu pour passer de l’un à l’autre! Comme si j’avais oublié mes efforts de jadis pour distinguer des individus dans le marigot indifférencié de mes élèves, à grands coups d’hyperboles! Cette caractéristique de mon style, l’exagération, pour être instinctive, est-elle pour autant signe d’émotion? Non. Mais peut-être, justement, d’un effort éperdu pour substituer quelque chose au néant. Pour chercher l’effet dans le grossissement, désespérant de l’obtenir d’une autre manière.

     Bon, je ne prétends pas nier l’émotivité. Elle donne au moins une sensibilité aux égratignures dont un cuir plus épais vous préserve, et peut-être faut-il pour cela la situer en amont de traumatismes dont sans elle l’élément déclencheur n’aurait même pas été perçu? En amont… jusqu’à l’atavique? Je crois que ma naissance au bout du forceps, l’œil écrasé, m’en dispense. Mais qu’importe, après tout? Ce qui me semble évident, c’est que le voltage qui nous parcourt a infiniment moins d’importance que la machine qu’il fait tourner… ou le type d’énergie qui le produit, et, sans nous perdre plus avant dans cette métaphoireuse, qu’un bonhomme se définit d’abord par l’objet de ses émotions, par ce qui les occasionne, non par leur intensité générale. Mais à peine ai-je articulé ça que je me heurte à la muraille de toujours : car je ne vois pas d’autre loi pour délimiter ce qui m’exalte ou m’abat, m’excite, me tourneboule, que celle-ci : il faut que ça intéresse, de près ou de loin, la valeur de l’ego. Mes enthousiasmes les plus fructifères, mes désarrois les plus incapacitants, puisent leur origine dans l’espoir d’un aval ou la terreur d’un rejet. Je jurerais que les délices et les supplices de l’Amour n’ont pas d’autre base, et que les jouissances d’art, si ténues, en sont infectées : pas un livre qui me plaise sans que je songe à en faire autant (ou mieux), et même une mélodie, je me l’approprie; si les fillettes m’émeuvent tant, c’est que je me vois en elles, et tout à la fois par leurs yeux. Supposé qu’il soit des gens qui s’arrêtent à l’objet, et ne sont pas simplement moins lucides, ma différence primordiale est là, et non dans la force relative du sentiment. Seulement, ça demeure une hypothèse, aussi bien à la page 1500 qu’à la première : cette distinction, au reste fort peu flatteuse, pourrait être illusoire.

 

 

[1] Qui est probablement mal conçu, à moins que je ne connaisse que des hyperémotifs : ma grosse loche de nièce, et tout cas, a obtenu 100.

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