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Le blog de Narcipat

Bonheur simple, apparences, réserve.

5 Septembre 2014 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Joanna M. Ashmun

     Il est fort difficile de jouir d’un moment agréable, simple et sans complications, avec un narcisse. À part les étranges éclaircies d’enivrante euphorie sans rapport avec quoi que ce soit que vous puissiez déceler, leur éventail affectif va du médiocre-faussement-normal à l’enfer sur terre. À l’occasion ils vont rester discrets et silencieux, en fait passifs et dépendants : c’est le mieux qu’on puisse obtenir d’eux. Ils sont incapables d’un comportement aimant avec qui ou quoi que ce soit, et n’ont donc aucune aptitude au plaisir simple, au-delà de la satisfaction de leurs besoins physiques. Il n’y a qu’un moyen de plaire à un narcisse (et un moyen qui à vous ne plaira pas) : c’est de céder à tous ses caprices, de satisfaire à ses plus minuscules envies, de se plier à ses vues dans les plus petits détails. Il n’y a qu’un moyen d’obtenir d’un narcisse un traitement décent : c’est de rester à distance. Ils peuvent être très gentils, et même charmants, dragueurs et séducteurs, avec les étrangers, et vous flagorneront éhontément s’ils veulent obtenir quelque chose de vous. Mais quand vous tentez de resserrer l’intimité de manière normale, ils ont le sentiment que vous les soumettez à une pression émotionnelle, et se retirent parce que vous demandez trop. Ils peuvent être tout à fait flatteurs et pleins de sollicitude à votre égard tant qu’ils ont peur de vous, ce qui ne correspond pas à l’idée que se font la plupart des gens d’une relation agréable.

     J’ai toujours ce problème que j’en ai marre et m’éloigne d’eux assez longtemps pour oublier d’où venait exactement la difficulté; alors ils reviennent rôder, et tous les narcisses que j’ai vraiment connus étaient tout à fait aimables la moitié du temps, de sorte que je tentais le coup de nouveau. Un tuyau : courez aux abris quand ils commencent à se comporter normalement, peut-être à faire état de doutes bienséants les concernant, ou même à reconnaître qu’ils ont commis quelque petite faute : par exemple quand ils disent qu’à présent ils réalisent qu’ils ne vous ont pas traitée correctement, ou qu’ils ont profité de vous auparavant. C’est qu’ils vous amadouent en vue de quelque chose de vraiment déplaisant. Ces gens sont des génies du « Viens plus près, que je puisse te flanquer une claque ». Sauf que ce n’est pas ainsi qu’ils l’envisagent, si tant est qu’ils l’envisagent : non, ce qu’ils pensent, c’est : « Eh bien, peut-être que tu te soucies réellement de moi, et si tu te soucies réellement de moi, alors tu pourrais peut-être m’aider dans cette affaire »; seulement, par “aider”, ils entendent tout faire, prendre la responsabilité entière de la chose, y compris leur protection, leur défense, et la réparation du gâchis qu’ils ont opéré jusque là (dont ils négligeront de vous informer, vu qu’ils n’y ont pas vraiment prêté attention, n’est-ce pas, alors comment pourraient-ils savoir??) Ils n’auront pas une seconde pris en considération combien de votre temps ça prendra, le dérangement que ça va vous apporter, et qu’ils vous devront GROS pour ça, non, vous allez juste le faire par bonté de cœur, qu’ils sont enchantés de pouvoir mettre de nouveau à contribution, et votre vertu sera sa propre récompense; c’est supposé vous ravir qu’on vous offre généreusement cette occasion de montrer à quel point vous les chérissez, et/ou quelle chance vous avez de vous mettre au service d’un être si lumineux. Je n’en remets pas : ils pensent que les autres font les choses pour la même raison qu’eux : pour paraître, pour jouer un rôle devant un public. C’est une des raisons pour lesquelles ils formulent des exigences exorbitantes, vous mettent en lumière [ou vous assassinent??? put you on the spot], créent des scènes en public : ils se montrent généreux : ils s’efforcent de partager les feux de la rampe avec vous, en vous donnant la possibilité de bien montrer quel dévouement absolu et stupéfiant vous recelez pour eux. Cela veut dire qu’ils vous aiment : raison pour quoi ils sont blessés et stupéfaits de vous voir rejeter cette invitation avec colère.

[Toujours l’exploitation, et cette agaçante déformation victimocentriste, encore que Joanna se borne à affirmer que les narcisses se comportent ainsi, qu’elle ne prétende pas que ce soit consciemment, encore moins délibérément, et encore moins avec ce calcul machiavélique : « Rapproche-toi, que je puisse de taper dessus ». Mais enfin, la divergence des points de vues étant évoquée en passant, le texte n’en donne pas moins l’impression que ces sales oiseaux sont caressants et flagorneurs dans le but de rendre leurs gnons plus efficaces! Je n’en serais pas humilié, surtout si la tactique fonctionnait, mais voilà, c’est tout bonnement faux. Ce qui se passe, c’est que la gentillesse confère à qui en est l’objet un pouvoir dont il est tenté d’abuser, que les éloges (qui n’ont d’effet que si l’on y croit) usinent des m’as-tu-vu, qu’à force de bons procédés on rend les gens insupportables, d’où retour de bâton à ce qu’ils sont devenus. “Oignez vilain”, etc. Quant à l’exploitation, je n’en conviens toujours pas. Il ne me semble demander à personne davantage que je ne suis prêt à donner, et je suis à la torture quand je me sens en dette – à moins bien sûr que le bienfaiteur ne trouve normal de trimer pour mézigue, du fait de droits que lui me reconnaîtrait, et encore cette exception-là s’est-elle bien érodée avec le temps et l’évaporation de ma précellence. Il est d’ailleurs quelque peu contradictoire de nous présenter les narcisses comme des profiteurs insupportables, et tout à la fois comme “quite lovable about half the time”; comme dénués d’empathie donc ignorant ce qui plaît aux autres, et néanmoins “pretty nice, even charming, flirtatious, and seductive, to strangers”; comme “passifs et dépourvus d’initiative”, et prenant pourtant celle de relancer une ex, au risque de se faire jeter! De qui que soit venue la rupture, jamais je ne ferais, ou referais, les premiers pas, et l’on patauge dans l’incohérence si d’un côté l’on intègre l’inhibition au narcissisme, et de l’autre nous portraicture entreprenants! Quant à cette obéissance perinde ac cadaver qui serait le seul moyen de “nous” plaire, c’est en réalité le moyen de se priver d’autonomie formelle, donc de tout intérêt : quoique brouillés avec l’altérité réelle, nous avons besoin d’un autre pour nous fonder : un servile prolongement de nous-même ne peut faire l’affaire.

     Il est cependant bien exact que je prête à l’action d’autrui les mêmes motivations qu’à la mienne : « to show off, to perform for an audience ». Tout effort sans salaire doit en recevoir un en termes d’image, et je pense en effet que dans le doute qu’inspire leur valeur à la plupart des gens, à notre époque prétendument méritocratique, le plus beau présent qu’on puisse leur faire est le sentiment d’être dominants en quelque façon, et entre autres, utiles. Cela dit, quand je geins que ce cadeau-là, on ne me le fasse à peu près jamais, il faut bien voir que je fantasme la demande à ma convenance (corrections de manuscrits, avis sur un cas clinique, etc) et que les rares que je reçois me paraissent exorbitantes et/ou paraplaques. (Mais, tonnerre, elles le sont! Merde, aller “garder” une quinzaine un père qui me hait, ne manifestera pas ombre de gratitude, et prendra le contre-pied de tous mes conseils! Avec six mois de stérilité à la clef! Ma frangine n’a aucune notion… à moins qu’elle n’en ait une très nette que toutes mes cacographies sont du temps perdu.) Fin de la parenthèse, qui lève tout de même un lièvre. Je voudrais que tu sois autre, pour servir de tuteur à ma valeur; que tu me surprennes; et néanmoins je te taille un canevas qui ne te laisse guère de latitude. « Du nouveau, mais qui soit exactement semblable à l’ancien »…

     “Nous” ne sommes pas des bonnets de nuit. Mais il faut bien convenir que notre “capacity for simple pleasure” est des plus minces, et que cette inaptitude à la jouissance, cette légèreté de la sensation et du plaisir “objectal” devraient être inscrites dans les paramètres. Quant au “plaisir simple” d’être aimé, admiré, etc, pèse sur lui la double menace de l’ennui et de l’angoisse, celui-là générant celle-ci, selon un mécanisme que j’ai maintes fois exposé. Si nous semons la merde, c’est par crainte de provoquer chez l’autre cette lassitude qu’il nous inspire, dès que nous croyons l’avoir “conquis”; et c’est faute de faculté de renouvellement que nous nous rabattons sur les asticotages, dénigrements, querelles, qui présentent l’avantage de donner du prix aux réconciliations, et de prendre les devants sur un rejet redouté. On sait tout ça par cœur, n’importe! Je ne vois rien à retenir pour le moment de ces contes à dormir debout sur l’exploitation. À moins que je ne sois, tout bonnement, qu’un narcisse bas-de-gamme infoutu d’exploiter!]

 

     Les apparences sont tout pour les narcisses et leur haine de soi est sans limites. L’exemple le plus dramatique qui me revienne, je le tire des Journaux de John Cheever. Toute sa vie, il avait poursuivi de subreptices activités homosexuelles, s’entichant temporairement de jeunes hommes qui lui rappelaient ce qu’il était dans sa jeunesse, tout en assumant un personnage superficiel d’homme marié, de père de famille, d’écrivain respecté jouissant d’une existence enviable dans les faubourgs, élevant des chiens de race et membre du patronage de l’église épiscopale. Quand sa vie secrète (ses virées épisodiques de quelques jours à New York, où il levait des marins et autres beaux garçons pour de brèves étreintes) arriva dans les projecteurs du scandale, sa famille s’efforça de le rassurer en lui disant qu’elle connaissait ses activités homosexuelles depuis des années. Sur ce, une personne normale aurait été certes honteuse et gênée, mais aussi soulagée et reconnaissante que le scandale, pour ne rien dire de l’infidélité émotionnelle et conjugale chronique, n’ait pas incité sa femme et ses enfants à le rejeter et l’abandonner – mais un narcisse, oh que non! Cheever était en rage qu’ils aient pu penser une telle chose de lui : s’ils l’avaient vraiment aimé, ils auraient gobé son personnage factice de “gentilhomme rural”; ils l’auraient vu comme il voulait qu’ils le voient; ils auraient cru à ses mensonges sans question ni doute.

[Je n’ai pas lu les journaux de ce Cheever, et ne les lirai probablement jamais, vu ma minime attirance pour les histoires de pédés. Je n’en pense pas moins que si rage y eut, elle venait sans doute du fait que sa femme et ses enfants l’avaient pris pour un con, alors qu’il s’imaginait les duper.

     Les deux assertions de la première phrase pourraient être intéressantes si elles (et surtout leur liaison) étaient développées. Telles quelles, elles ne méritent aucun commentaire. Disons simplement que l’expression “haine de soi” me semble aussi creuse que l’“amour” du même soi, surtout pour quelqu’un qui n’a pas qualité de sujet, et que ce qui est tout, ce n’est pas l’apparence, mais ce que perçoivent les autres… idéalisés. L’imposture n’est pas une solution, non seulement parce qu’on ne sait en quel sens la développer, et qu’on peut être démasqué, mais parce que c’est une voie de garage : la prendre, c’est renoncer à se voir tel qu’on est – tel qu’on s’ignore, même si l’on est le mieux informé des détails – et à être réhabilité pour de bon. Ce qui semble signifier, tout de même, que le percipi n’est pas notre mur d’enceinte? On est là aux limites de ce que j’arrive à penser, mais une “conscience contenante” à laquelle je ne chercherais pas à échapper me semble, en effet, inconcevable.]

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