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Le blog de Narcipat

Bouffée de passé; l’omphalisme des autres

8 Janvier 2011 , Rédigé par Narcipat Publié dans #Anecdotiquotidien

     Par désœuvrement, en queue de lecture d’un bouquin de Sirinelli (Génération intellectuelle) sur Normale-Sup un peu longuet mais captivant par endroits, je lance une recherche-Glouglou sur les listes de reçus à la rue d’Ulm dans les années 50 : introuvables. Je bifurque vers les khâgnes… La mienne était-elle la plus mauvaise de France? A-t-elle eu un admis depuis sa création? Chou blanc. En revanche, je tombe sur des listes d’anciens élèves, constate que deux ci-devant-condisciples, et point les plus finauds, s’y sont inscrits, dérive sur le lycée de Saint Merd, où je n’ai fait qu’une terminale, puis sur son éphémère annexe internationale, évoquée dans Pour en finir, et dont j’ai la stupeur de constater, sur un site anglophone, qu’au bout d’un demi-siècle elle existe encore dans une poignée de consciences éparses… Une Danoise et un Grec évoquent brièvement leurs souvenirs, enluminés par le recul, comme il se doit, mais soyons juste : pendant quatre ans, avec des hauts et des bas, j’ai été heureux à l’école, chacun sait que la chose est plutôt rare en France, et l’était plus encore avant mai 68. En quatrième, je dissimulais (pas mon genre, pourtant!) mes maux de gorge et bobos divers, pour ne pas passer un jour sans voir Claire, mais elle n’obnubilait pas les autres, puisque Bénédicte et Iorgos, sans le secours d’aucune photo, sont encore si frais dans ma tête que je me ferais fort de les reconnaître s’ils avaient eu le bon goût de ne pas vieillir. Aucune réciprocité, puisqu’eux n’ont conservé que deux ou trois noms, tous étrangers, et c’est bien ce qui me dissuade de rajouter mon grain de sel, outre l’horreur de “renouer” avec des sexagénaires. Seigneur! Imaginer Claire, ou même Bénédicte, en dondons grisonnantes! Mais c’est ainsi, c’est la loi du genre, et la tristesse du nevermore est une composante incontournable de la griserie des réminiscences.

     Une chose me déconcerte : alors que ma narcipathologie est chose convenue, il est de fait que je me rappelle la presque totalité de mes condisciples de 4ème, et avec quelle émotion (surtout des filles), alors que Bénédicte (qui parlait un français impeccable, était aussi intelligente, active, altruiste, vivante que mignonne, et plus mature en 62 que je ne le suis en 2011) énumère et chiffre les origines nationales du cheptel (7 French, 4 American, 2 French/American, 2 German, 1 Turk, 1 Greek, 1 Norwegian & 1 Dane, eh oui, la classe n’était pas très chargée, et elle irait s’amenuisant) qui figurent peut-être dans ses archives, mais ne sait aligner que trois noms, n’intervient manifestement que parce que le sien était cité, et qu’elle doit, comme tant d’autres, périodiquement lancer de petites recherches-Internet sur ce thème hautement fascinant. Que je m’en garde bien pour ma part ne signifie pas, ça va sans dire, que je me désintéresse de moi-même, mais que j’ai un peu la pétoche de me voir vilipendé, et surtout inexistant. Et si je ne me mets pas en quête des autres, c’est qu’il m’agresse qu’ils aient réussi : il suffit qu’ils habitent Singapour, Ottawa ou Johannesburg pour que je leur compose une vie cosmopolite, débordante d’expériences, de savoir, de pouvoir et d’émotion. Envie-reine! Mais tout de même je me souviens d’eux, and with full particulars, même de ceux qui n’étaient pas particulièrement spectaculaires. Dira-t-on que ce qui motivait mon attention, c’était le regard que je souhaitais qu’ils portassent sur ma personne? Sans doute, mais enfin, cet intérêt égocentré semble avoir servi de passerelle vers un intérêt intrinsèque, à en juger par le vertige que me procure cette bouffée de passé, et les scènes concrètes qui m’en reviennent, alors que les deux ex-gamins qui s’expriment ne semblent pas garder le moindre souvenir de mézigue, en dépit de mes histrionnades assidues, et que je m’en félicite – jaune? Jaune très pâle, et la question n’est pas là, ce me semble.

     Une autre explication me tend les bras, à savoir qu’ayant si peu vécu, il est bien normal que chacun compte. Parfois je me sens humilié de constater que mon univers onirique est peuplé de gens qui, à supposer qu’ils m’aient seulement remarqué, m’ont oublié depuis belle lurette, et la seule chose qui me console, c’est qu’ils n’en soient pas informés. Il est bien évident qu’entre mézigue et, par exemple, la Thérèse qui m’a dépucelé, et s’en tapait un nouveau tous les soirs, la partie est déséquilibrée. Pour la plupart des humains, je présume que vingt couches sédimentaires ont enseveli les petits potes d’autrefois. Mais enfin j’ai eu des milliers d’élèves, et garde souvenance précise d’un bon quart d’entre eux, alors que je doute qu’ils me renvoient l’ascenseur, pour une centaine de profs qu’a comptés leur scolarité – et que nombreux soient les collègues qui égalent mon score! Alors, mémoire d’éléphant? Pour le moins sélective, puisqu’il n’y a pas six mois que je donne sans faute un numéro de bigophone vieux de huit ans, que j’ignore toujours celui de ma caisse, et “repasse” comme un gaga celui de ma carte bleue avant chaque achat. Les gens m’intéressent, t’auras beau dire, peut-être que je ne les comprends pas, que je les déforme et n’ai d’eux qu’une appréhension projective; il est bien entendu qu’ils se colorent d’abord de l’opinion qu’ils se forment de moi, et que la mince gerbe de témoignages d’estime ou d’affection que j’ai glanée en plus de cinquante berges ne subit aucune érosion : le moindre « Bien jeté! » brille d’un éclat inaltérable – et les marques patentes de mépris, d’un plus vif encore. Mais ce n’est pas la seule voie d’accès à ma mémoire, cet épisode l’atteste bien. Pour Bénédicte, avec qui je partageais le prix d’excellence (le bahut était très piètre), et qui avait deux ans de plus, un morveux de ma trempe n’existait que s’il bouchait un couloir; et pourtant je lui garde quelque chose qui ressemble à de la gratitude, pour avoir organisé la fête de fin d’année qui fut l’occasion de mes seules danses avec Claire – et d’ailleurs des seules, tout simplement, avant la trentaine. Oké, oké, ça se ramène encore à moi; mais convenez qu’il me serait difficile de me souvenir d’elle quand je n’y étais pas. Et qu’ai-je à faire, par exemple, des impressions de rentrée de son premier devoir (« Quand je suis arrivée ici, il m’a semblé que tout était vert », etc), alors que je n’ai plus la moindre idée de ce que j’avais fourré dans le mien,  ou de cette superbe pub “Mangez du fromage” qu’elle avait peinte en dessin, discipline où j’étais presque aussi nul qu’en musique?

     C’est surtout par le biais d’une immersion dans des objets si éloignés (depuis deux jours je ne pense qu’à ça) que je me prends, une fois de plus, à douter de la réalité du narcissisme pathologique, à moins (et ce serait un peu fort) que l’“hypervigilance” ne rende compte à la fois de l’efficience et de la volupté de la plongée. Il est vrai que ça me démange d’écrire à ce beau monde pour lui donner une leçon de mémoire (et de respect pour la peuplade indigène qui était leur hôte indigne, car leur “remembrance of things past” est plutôt sélective, et “unknown” les Untermenschen français dans leur ensemble). Il n’est pas faux que mon roman m’ennuyant et n’avançant pas (le tueur à gags est censé trouver géniaux les mémoires de sa victime, et je sèche sur les exemples) je ne suis pas mécontent que l’abandon à un sentiment authentique fournisse des excuses au farniente, voire au manque d’inspiration. N’empêche : quand je me compare aux autres, je me trouve moins narcisse qu’eux! Mais il y a  tous ceux qui ne se manifestent pas : la comparaison est donc faussée. Ce narcisse fourre-tout importe peu, certes : pour moi, l’étiquette recouvre essentiellement deux questions : les gens normaux jouissent-ils vraiment des objets? Ont-ils régulé leur self-estime, fût-ce par l’outrecuidance durable?

     Quand je me convaincs de n’avoir jamais prêté une attention réelle au monde qui m’entourait, et, focalisé sur un avenir qui me rendrait enfin justice, de n’avoir jamais su jouir du présent, je me demande si ce qui est plus précisément détraqué n’est pas la prise de distance historique ou historicienne. Je suis capable de baliser intellectuellement une différence entre les années soixante, avec leurs deudeuches, leurs Dauphines, les messes combles, les curés en soutane, les trains sordides où l’on s’entassait comme harengs en caque, l’écriture à la main, etc, et l’an 2011, mais je ne la sens pas : je vis dans la continuité, ou plutôt dans un temps arrêté, tout se passe comme si j’étais resté le même morveux qu’alors. Morveux introduit une distance, pourtant – mais la même distance qu’à présent de celui que je suis resté. Il me semble que j’ai besoin d’un support, d’un étai, pour ressentir aussi bien la nostalgie du révolu que la pitié, qui ne s’épanche que sur la base d’un texte. Mais je ne rends compte que d’une facette de l’affect, avec cette distance. Car la Proust-attitude m’apparaît surtout comme une acceptation et une réconciliation.

     Il y avait une gare, à deux ou trois cents mètres du château des Éclisses, où s’arrêtait le tortillard de Saint Merd à Tours. Je ne sais ce que je fichais là, quelques années plus tard (sans doute rentrais-je yout bonnement à la maison), mais un simple coup d’œil à la fenêtre du train m’avait fait l’effet d’un courant ascendant, et délesté du coup de cette obsession de ma valeur, le fardeau de ma vie. Il me semble que si Pour en finir est si mauvais – en dépit, çà et là, de quelques pages inspirées – c’est qu’il reste achoppé au besoin d’une revanche, ou d’un jugement, et que ça me ferait un bien fou d’échanger des souvenirs avec des fantômes. Mais, seigneur, pas n’importe lesquels! Et bien sûr, je redoute moins ceux que j’ai oubliés que ceux qui m’ont oublié.

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