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Le blog de Narcipat

Comment tuer la créativité à la maison

21 Février 2014 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : Teresa M. Amabile : comment on tue ou favorise la créativité des enfants

COMMENT TUER LA CRÉATIVITÉ À LA MAISON

 

     La jeune femme assise devant mon bureau était en larmes. En tant que directrice d’études de cette fille de vingt ans, j’étais censée l’aider à sortir du gâchis dans lequel elle barbotait – lequel, à dire vrai, n’avait guère l’aspect d’un gâchis pour l’observateur fortuit. Elle avait suivi depuis sa première année d’université un programme d’études prémédicales, fortement dosé en chimie, biologie, physique et mathématiques. Sa moyenne était de 3,7 sur une échelle culminant à 4. Pour la médecine, elle s’était fort bien tirée des évaluations. Néanmoins, confrontée aux dates limites des candidatures aux écoles de médecine, elle venait de découvrir qu’elle ne pouvait sauter le pas. « Je n’y prendrais tout simplement aucun plaisir », me dit-elle. « Certes, j’ai toujours été proche de la première place à tous ces cours de sciences. Mais ils ne m’ont jamais beaucoup intéressée. C’était juste un boulot pour moi, quelque chose que j’avais à faire juste parce que je pouvais le faire! Et je pense qu’il en irait de même de la médecine. Je sais que je me débrouillerais très bien dans ce métier. Mais je n’y serais pas heureuse. »

     À mesure que se poursuivit notre entretien, je m’avisai que la motivation initiale de ses études prémédicales n’était pas venue d’elle, mais de ses parents. Ils avaient perçu le potentiel intellectuel de cette jeune femme, même lorsqu’elle n’était qu’une enfant, et avaient depuis longtemps décidé qu’elle userait de ses talents dans la pratique médicale et la recherche – à leurs yeux une des carrières les plus difficiles et les plus prestigieuses qui fussent.

     Mais ce qu’elle aimait réellement était quelque chose de complètement différent. Deux cours sur “la psychologie et la loi” avaient éveillé son intérêt comme rien ne l’avait fait auparavant. Au cours des quelques mois qui suivirent, elle convainquit ses parents que le terrain de la psychologie et de la loi était le meilleur pour elle. Il se révéla qu’elle avait eu raison, et elle est actuellement une praticienne très estimée (et très heureuse) du droit familial.

[Grand bien lui fasse! Et les Américains sont si procéduriers qu’il y a peut-être, dans ce pays, autant d’emplois en droit familial qu’en médecine! Mais franchement, si l’on attend d’être intrinsèquement séduit par les corps souffrants et l’accablante  sollicitation de la mémoire que comportent les études médicales, aurait-on un quota décent de médecins? D’autre part, est-ce que deux cours bien enlevés sont un signe qui ne trompe pas? Une de mes rares “réussites” d’enseignant consista à détourner vers les Lettres la fille d’un spécialiste du cœur, à laquelle le papa assignait un avenir de généraliste, pour être épaulé dans sa clinique. Séduite par le mélange de psy et de philo de mes cours de français (pour ne rien dire de leurs prolongements ultérieurs), elle a au moins décroché la bourse en A, ce qu’elle n’aurait jamais fait en S : cinq ans de tranquillité pour elle, point de remords pour moi. Mais si elle était tombée à 16 ans sur un initiateur à la médecine doté de ma tchatche?? Il est certain en tout cas que non seulement elle n’a pas fait d’étincelles dans le domaine littéraire, mais que lorsque je l’ai revue huit ans plus tard, nous n’avions strictement plus rien en commun : je ne serais pas surpris du tout qu’elle eût passé sa vie à déplorer une erreur d’aiguillage.

     Le plaisant, c’est que si cette fille était, à gifler, douée pour quelque chose, c’était pour les langues, qu’elle apprenait comme par osmose en trois mois (au lit), mais qu’elle aurait rougi de s’y spécialiser, sa sacro-sainte créativité  n’y trouvant pas son compte – et il se peut que l’échelle de valeurs me doive beaucoup. Or de cette créativité je n’ai vu, pour ma part, que des fruits bien aqueux. Il m’appartient bien d’ironiser… Sans doute pas; mais je peux au moins me dire que faute de point fort exploitable, et de la moindre demande, il n’y a pas d’inconvénient à peser sur une porte même fermée. Amabile semble présumer que tout être a un domaine, sinon inné, du moins naturel, qui se signale à lui, quand il le rencontre, par le plaisir qu’il lui procure, et qu’il suffit de le trouver pour être heureux – et créatif – la vie durant. Possible, et en tout cas bien commode. Pour ma part, je crois malléables la plupart des “vocations” – et que la plupart des “points forts” ne sont tout bonnement pas rentables : prenez la passion des chats, par exemple, ou celle, plus répandue, des beaux culs : elle peut tout au plus nourrir quelques dizaines de photographes et artistes divers de par le monde. Est-ce qu’un ado qui s’exclamerait : « Je n’aime que les beaux culs, c’est ma vocation, j’ai droit d’en faire métier! » ne mériterait pas qu’on lui rît au nez? À moins bien sûr qu’il n’ait des rentes : cette sacralisation de la motivation intrinsèque me paraît convenir surtout aux nantis.]

     Dans leur désir d’aider leurs enfants à aller le plus loin possible, de nombreux parents les poussent (ou les aiguillent) dans des domaines où ils ne trouvent qu’un faible intérêt réel. Le résultat final est que les enfants peuvent se débrouiller très bien selon les critères standard – ils peuvent obtenir les meilleures notes, remporter des prix, être admis dans les meilleures écoles professionnelles – mais ils ne seront probablement jamais heureux dans ce domaine, et ne produiront rien de véritablement créatif.

     Le problème est essentiellement que de nombreux parents n’essaient pas de trouver l’Intersection Créative de leurs enfants – problème qui s’avère spécialement préoccupant avec des enfants doués, qui sont ordinairement bons à presque tout.

     Les environnements domestiques peuvent également tuer la créativité par l’usage des quatre “tueurs de créativité” : l’évaluation, la récompense, la compétition et la restriction des choix. Voici un scénario montrant comment un couple de parents bien intentionnés, désireux de donner à leurs enfants une expérience créative, peuvent faire plus de mal que de bien :

 

Papa : Les enfants, maman et moi avons préparé une activité spéciale pour ce samedi pluvieux. Vous allez tous faire des sculptures en glaise des personnages de Disney!

Maman : Oui. Ce matin, à la boutique d’art nous avons pris ce gros morceau d’argile à modeler, et tous les outils dont vous avez besoin. Nous avons même sorti les figurines que nous avons achetées à Disney World l’an dernier

Susan : Aouh, je sais pas si j’ai envie de faire ça.

Sharon : Moi non plus.

Papa : Eh bien, qu’est-ce que vous dites de recevoir un dollar pour chaque sculpture?

Maman : Plus un dollar à celui qui aura réalisé la plus belle.

Daniel : D’accord! Voyons… (Il se saisit de Donald.)

Sharon : Eh, attends une minute! Je veux faire Donald!

Susan : Moi aussi! Et c’est moi la plus vieille!

Maman : Bon, les enfants, vous devriez savoir qu’il est interdit de vous bagarrer! Je vais juste fermer les yeux, mélanger ces figurines, et vous en donner une à chacun sans avoir regardé… O.K., Susan aura Mickey, Sharon Pluto, et Daniel Minnie. Personne n’a Donald.

Tous les gosses : Oooooh…

Sharon : Papa, Papa, est-ce que je peux me sculpter moi-même, à la place?

Papa : Non, c’est un concours de sculptures sur les personnages de Disney. Allons, entre dans l’esprit de la chose!

Sharon : D’accord, mais est-ce que vous avez besoin de rester plantés là à nous regarder?

Maman : C’est juste que ce que vous faites nous intéresse, les enfants. Ma foi, on dirait que Susan est terriblement bien partie, là – les autres, vous feriez bien de vous accrocher!

Papa : Hé, Daniel, tu connais la règle de Maman : interdit de laisser de la glaise collée à la table, et il faut tout nettoyer avant de commencer quoi que ce soit.

 [Guère à commenter à cette caricature : ça vous fera des vacances!]

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