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Le blog de Narcipat

Le sournois cheminement du rêve ultralibéral

21 Juillet 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #VA : X & Y : La Dette pour les Nuls

    Pour le moment, nous nous chauffons aux flammes de l’ultra libéralisme, attisé chaque jour par le monde marchand qui exerce sur toutes les institutions nationales et supra nationales un lobbying permanent; institutions tenues fermement en laisse par l’argent dont elle ne détiennent plus le pouvoir, et que ce même monde consent à redistribuer et à orienter selon ses priorités. Le rêve libéral est un monde privatisé où seule règne la “main invisible du marché”, comme la nommait Adam Smith [1]; car le marché, selon cette idéologie, est autorégulateur; les problèmes ne viennent que des interférences, en particulier de l’État qui, par ses initiatives, trouble le jeu. Le rêve libéral est un monde où l’État est réduit à sa seule mission de maintien de l’ordre [et d’obliger à acheter ceux qui en ont les moyens]. Garantissez la sécurité, et nous, marchands, nous nous chargeons du reste… Or, dans les composantes du courant ultralibéral, on trouve son porte-drapeau dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) dont le cheval de bataille est actuellement l’AGCS (Accord Général pour le Commerce des Services) et dont la France, comme les autres pays de l’Union, est signataire. L’idée dominante, derrière cet accord, est d’obtenir la libéralisation progressive de tous les services pour permettre au “rêve” de devenir réalité. Tous les domaines sont visés, et en particulier, ceux qui pour le moment encore relèvent de l’État, comme la santé ou l’éducation. Il n’y a pas de calendrier, mais les pays signataires sont engagés à présenter tous les ans des projets de libéralisation de leur économie.

    Dans ces conditions, ce qui pour nous prenait figure de contradiction devient en fin de compte très cohérent si on replace les choses à l’intérieur d’une stratégie ultralibérale : rembourser la dette, sans rétablir au préalable le pouvoir de création monétaire aux nations [sic] et sans augmenter les recettes fiscales, ce qui est manifestement la tendance actuelle, c’est nécessairement amputer les ressources publiques, ce qui implique de transférer sur le privé, petit à petit, tous les services, faute de pouvoir les financer… Les Français, fort attachés à la notion de service public [ce qui ne les empêche pas de critiquer assidûment le service public effectif], grincent des dents chaque fois que l’on veut s’y attaquer. Si le projet contenu dans l’AGCS était officiellement annoncé, nul doute qu’il conduirait les gens dans la rue. Mais après quelques années de “lavage de cerveau à l’électrochoc dette” et en procédant par petites touches successives de privatisations, comme on pose patiemment les pièces d’un puzzle (tout est une question de dosage, il suffit de ne pas dépasser le seuil de tolérance de la sensibilité citoyenne [et, pour une large part, de laisser œuvrer la “liberté” : il y a déjà un bail que tous les parents qui en ont les moyens mettent leurs gosses dans “le privé”, par exemple, et dès lors qu’il ne reste dans le “public” que ceux qui ne veulent rien foutre, ou plutôt que, pour ne pas les traumatiser, on persiste à saupoudrer les semeurs de merde sur toutes les classes, le mouvement de fuite éperdue ne peut que s’aggraver – d’autant que les profs sont techniquement irresponsables, et ne font carrière qu’en fonction de leur degré d’obédience et de révérence à l’égard des petits chefs, et que c’est quasiment un miracle si, dans les conditions qui leur sont faites (et vu ce qu’ils touchent) il s’en trouve encore pour bosser]), il est possible d’obtenir sur dix ou vingt ans ce qui provoquerait aujourd’hui une révolution! Pour clore ce chapitre, nous aimerions partager avec vous ce magnifique texte de Tocqueville [2] qui, en son temps, alertait déjà sur les dérives possibles en démocratie. Serait-on tombés dans le piège? Il semble bien que oui…

 

    « Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.

    Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent; ils les laissent volontiers échapper d’eux-mêmes. (…)

    Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer; et au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.

    Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. (…)

    Il n’est pas rare de voir alors, sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive : seuls ils agissent au milieu de l’immobilité universelle; ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs; et l’on s’étonne en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple… »

 

    « Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. » Alexis de Tocqueville (Extrait de De la démocratie en Amérique, Livre II, 1840)

[La première et la seconde édition de ce livre (celui de X & Y, s’entend, pas de Tocqueville!) datent de la présidence Sarkozy : cela explique-t-il que cette daube nous soit présentée comme un “magnifique texte”? À moins que je ne sois d’ores et déjà trop gâteux pour en discerner la sublime pertinence… Si “les gens” n’étaient esclaves que de leur bien-être (effectif, s’entend), il n’y aurait pas péril en la demeure – même si l’on peut pinailler sur les voies par lesquelles ils l’atteignent – dès lors que ledit bien-être ne naît pas du mal-être d’autrui. Il me semble que les périls réels et actuels dans lesquels la démocratie est embourbée ici ont pour origine secondaire la peur de perdre, certes (à l’échelle du monde, nous sommes des nantis), mais surtout le mensonge permanent d’une caste entre les mains de laquelle tout pouvoir est d’ores et déjà concentré. On y reviendra sûrement.]

 

[1] Adam Smith (1723-1790) est considéré comme le père de la science économique moderne. Son œuvre principale, La richesse des nations, est un des textes fondateurs du libéralisme. [Sur la fameuse “main invisible” d’Adam Smith, voir Chomsky. Pour ma part, je ne m’indigne pas que les margoulins proposent des tas de saloperies aux gogos, et bien sûr je loue sans réticence (le tiers-monde est loin) ceux qui inventent des trucs dont on avait besoin sans le savoir, même si perso (smartphone, lave-vaisselle, etc) je peux m’en passer. Ce qui me pousserait au meurtre, je l’ai dit vingt fois, c’est, précisément, le lobbyisme, qui, au lieu de nous inciter à acheter en proposant de nouveaux produits ou services, nous y contraint, en faisant voter des lois à des députés stupides ou stipendiés, ou en couvrant d’or les technocrates (beaucoup moins nombreux) qui prennent les vraies décisions, inventant des normes de sécurité ou d’assainissement pipalesques, par exemple, dans le seul but de générer des marchés colossaux, alourdis d’ententes illicites. Le libéralisme aurait du bon, selon moi, s’il était encadré, et si, au lieu de tricher constamment, il faisait preuve de ce talent, de cette créativité dont ceux qui s’en mettent plein les poches ne cessent de se vanter.]

 

[2] Alexis Henri Charles Clérel, vicomte de Tocqueville (1805-1859) penseur politique, historien et écrivain français. Il est célèbre pour ses analyses de la révolution française, de la démocratie américaine et de l’évolution des démocraties occidentales en général. [Et pour ses prises de positions, nettement tranchées, en 1848 : voilà un lascar pour qui le droit d’un homme de posséder mille fois plus de biens qu’un autre n’a jamais fait problème. Je n’ai fait que survoler, avouons-le, ses gros et chiants bouquins sur la démocratie en Amérique et la révolution française. Mais j’ai absorbé tout le Gallimard Quarto de souvenirs et de correspondance, et il est peu de bourgeois qui m’aient à ce point écœuré.]

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